[PORT REAL] Losing my sight, losing my mind ☽ Megalis Farman

Depuis qu’elle dormait dans les bras d’Ulwyck, elle ne cauchemardait plus. Elle ne voyait plus l’enfer de la nuit où Port-Réal avait été détruite, plus d’ailes noires par-dessus la ville, ni les tours qui s’écroulaient. Ni Cersei, ni le retour à Belle-Île et l’annonce, terrible, de la mort de son père. Tout ceci s’effaçait, disparaissait derrière un voile noir, au profit de nuits reposantes. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle se sentait en sécurité.

Alors Megalis, si soulagée dans son sommeil, détestait qu’on l’en tire. Quand c’était au matin, elle ne disait rien, mais en pleine nuit…

Quand on toqua à sa porte, elle se réveilla d’abord en sursaut. La peur rugit au fond d’elle, un signal d’alerte profond, avant qu’elle ne réalise où elle était et avec qui. Elle poussa un bref soupir. Elle avait dû rêver. Elle ferma de nouveau les yeux, quand on frappa encore à la porte. Un peu plus fort, cette fois-ci. C’était réel. Elle vérifia rapidement qu’Ulwyck dormait encore et se leva, enroulant son corps d’une robe de chambre avant d’ouvrir brusquement la porte.

Si elle pensait au départ tomber nez à nez avec un juge ou un bailli, un justicier peut-être, venu embêter son époux en pleine nuit, tout agacement disparut de son visage quand elle vit les armoiries Farman. Elle fronça les sourcils.

Tout passa très vite dans son esprit : était-ce un homme de l’escorte de Luthor revenu lui annoncer une tragédie ? Ou était-il arrivé malheur à quelqu’un de son entourage ?

— Que…
— Lady Uller, je suis très embêté… Je…

Le garde bafouillait, et de nouveau agacée, Megalis le poussa hors de ses appartements pour être sûre de ne pas réveiller Ulwyck. Elle interrogea l’homme d’armes d’un ton sec et quand il lui dit enfin ce qu’il se passait, elle pesta et retourna à sa chambre pour passer un manteau plus épais. Et se précipita à la suite du garde en direction d’un jardin. Elle l’y abandonna pour se précipiter vers Mezzara, qui était visiblement ivre morte.

Elle se pencha vers elle et claqua des doigts près d’elle.

— Mez… Qu’est-ce que tu fais ?

Du coin de l’œil, elle aperçut une patrouille qui passait non loin. Ils laissèrent traîner leurs yeux bien trop curieux sur la Meereenienne et Megalis les chassa d’un regard furieux. Puis elle reposa un air plus doux sur sa mère d’adoption – elle lui pardonnait sans doute trop de choses, mais ne pouvait s’en empêcher.

— Allez, viens, on rentre.

Que pouvait ressentir Mezzara ? La question traversa la jeune femme quand sa mère lui ordonna de la laisser. Megalis se sentit seule, instant, elle resta interdite face à cet ordre qui semblait finalement plus être une prière. Sa gorge se noua d’inquiétude et de peine mêlées. Tout sentiment s’effaça en elle au profit d’une compassion puissante, comme elle n’en ressentait que trop peu. Si Eddara lui avait appris à revêtir un masque glacial qui figeait ses traits et emprisonnait toute émotion, Mezzara lui avait enseigné un art bien plus beau qu’était celui de l’amour. Laisse-moi, se répétait-elle. Mais elle ne le ferait pas. Non, ça, jamais. Pas quand Mezzara ne l’avait pas laissée au cœur des flammes et du chaos. Elle l’avait sauvée. Et le jour où elle en aurait besoin, Megalis la sauverait à son tour. Mère et fille, si sincères dans leur amour, voilà ce à quoi elles étaient destinées : se sauver l’une l’autre.

Megalis sourit avec tendresse. L’attitude revêche de sa mère ne la surprenait que peu. Mezzara était peut-être née esclave, elle s’était libérée de ses entraves depuis bien longtemps. Elle n’était pas une simple servante docile, bien au contraire, elle disposait de nombreux avantages auxquels les femmes de son rang ne pouvaient seulement rêver : la Meereenienne pouvait prendre le thé parmi les nobles ou encore manger à la table des Farman, elle avait cette position privilégiée au sein de leur famille que nul n’avait le droit de remettre en doute. Pas même la vieille Eddara.

Tout sourire s’évanouit pourtant, au profit d’un air soucieux, quand Megalis croisa les yeux si vides de la Meereenienne. Elle tendit l’oreille pour entendre ses mots, cherchant le regard qui maintenant évitait le sien. Elle ne répondit que par de petits hochements de tête, indiquant qu’elle suivait le récit que lui livrait Mezzara. De cet homme, elle n’en avait jamais entendu parler. Pas avant ce soir-là, en tout cas. Elle eut l’ombre d’un sourire, une seconde, avant de l’effacer de nouveau.

Criston est parti. Ce n’était pas tout à fait exact et de culpabilité, la gorge de la jeune mariée se noua encore. Criston n’était pas parti. Criston avait été manipulé, utilisé, vendu. Ses dents crissèrent, par réflexe, et ce fut à son tour d’esquiver le regard de sa camériste. Elle observa pensivement l’eau de la fontaine qui reflétait l’obscurité de la nuit. Et redressa brusquement la tête aux mots de Mezzara. Je ne suis qu’une servante. La voix gorgée de conviction, le ton même abrupt, Megalis s’insurgea :

— Non, trancha-t-elle avant de se radoucir aussitôt, sa voix devenant caresse – Bien sûr que non.

Elle écouta les derniers mots de Mezzara avec une pointe douloureuse à la poitrine, comme un pic planté là, en plein dans son cœur. Elle chercha le regard de sa mère et murmura :

— Ne dis pas ça, je t’en prie… Tu es bien plus que tout ça, Mezzara. Tu es notre mère, tu as permis tant de choses à nous, à notre famille. Belcastel n’aurait pas été Belcastel sans tes éclats de rire ou même tes coups de colère. Dans ce château de faux-semblants et d’hypocrites, toi, tu es toujours restée entière et si puissante. Même Eddara n’ose plus te toucher, c’est dire, souffla-t-elle avec un sourire mutin. Mais tu n’es pas seule, Mez. Je suis là. Je serai toujours là. Rowena est là, elle aussi, et Willos, et… Et Luthor est Luthor, mais au fond il t’aime, lui aussi. Willis est là, aussi. Même s’il ne te le dit pas, il t’aime. C’est juste un gamin en crise, ça lui passera. Et Criston…

Ses dents crissèrent encore.

— C’est de ma faute. Je suis désolée. Elle baissa les yeux. Tu ne m’avais jamais parlé d’Elijah, tu veux bien le faire ? J’ai eu mon heure de gloire avec mon mariage, tu as droit à la tienne.

Elle lui prit doucement la main, espérant faire renaître l’éclat joyeux et pétillant dans les yeux de sa mère. Megalis commença à se redresser, tirant un peu Mezzara vers elle.

— Je vois que ta bouteille est vide… Il nous faut remédier à ça, tu ne crois pas ? Quoi de mieux qu’un verre ou deux pour une discussion entre mère et fille ? Tu es en congés, après tout. Et promis, je ne le dirai pas à ta patronne.

Un air mutin, défi et malice mêlés, incrusta ses traits. Lançant un regard complice à la Meereenienne, espérant la tirer de toute cette mélancolie, Megalis leva un sourcil. Elle ne voulait, à cet instant, qu’une chose : que sa mère, sa seule et vraie mère, soit heureuse.

Megalis sourit avec tendresse. Les jambes chancelantes, Mezzara l’écrasait un peu dans ses gestes, mais elle s’en fichait bien. Si elle pouvait consoler un peu sa mère, lui offrir un peu de cette douceur dont elle méritait, oui si elle pouvait alléger un peu son cœur et son âme – alors elle répondait présente et ce avec plaisir. Elle écouta ses mots, la nostalgie dans la voix ivre, sourit un peu plus, les yeux luisants de curiosité. Elle ne connaissait pas ce pan de la vie de la Meereenienne.

Elijah, voilà un nom qui lui avait surprenamment échappé, toutes ces années. Elle chercha le regard de Mezzara, comme si dans le reflet de ses yeux, elle allait pouvoir voir le fameux homme qu’elle avait aimé. Comme si un miroir se formerait dans les orbites sombres pour lui dévoiler les contours d’un visage. Cela n’arriva pas, elle ne put qu’imaginer.

Megalis pouffa quand Mezzara lui rappela ces lettres interdites à ses jeunes yeux. Elle se voyait encore parfaitement, brodant ou jouant de la harpe, levant son regard encore innocent vers sa mère d’adoption – et elle, penchée sur le parchemin, les yeux comme pris dans un autre monde. Megalis posait des questions mais n’avait jamais de réponses, seulement l’interdiction formelle de lire ce que pouvait tracer la plume de la Meereenienne. Maintenant elle savait. Elle savait que sa mère aimait quelqu’un d’autre qu’elle, tout différemment, mais elle ne lui en tenait pas rigueur.

Elle-même découvrait ce qu’était l’amour, du cœur et de la chair. Bien des années plus tôt, elle en avait aimé un autre qu’Ulwyck, mais à quoi bon quand il n’était pas un assez bon parti pour elle ? Elle avait rêvé l’épouser et devenir sa dame, hélas, de la voie du cœur et de celle de l’ambition elle avait fait son choix – et au final, cela lui seyait aux côtés de son époux dornien.

Attentive, elle pencha la tête, tendresse et intérêt incrustés à ses traits tandis que Mezzara racontait, dans son ivresse, ses amours et ses peines. Ellijah, Sebaston, Criston… Tyldr. Il fallut de longues secondes à Megalis pour réaliser ce qu’elle venait de dire. Un temps trop long pour réaliser. Le sourire figé à ses lèvres, Megalis souffla :

— Tyldr ?

Dans sa voix, une franche surprise mêlée du sifflement de la vipère. Et elle ne put se concentrer plus sur les amours et les peines de sa mère, car celle-ci venait de toucher un point bien sensible.