[PORT REAL] La puissance ne respecte que la puissance ( ft. Megalis )

Un capitaine était venu à elle ce matin-là. Il avait traîné sa carcasse flairant le sel et la mer jusqu’au Donjon Rouge, si aisé à voir venir au milieu des nobles parfumés. Amené au bureau de Megalis, elle avait haussé les sourcils, dérangée dans ses affaires, sa lassitude offerte sans ménagement au marin. Un problème dans les cargaisons, quelque chose comme ça, et cet abruti semblait incapable de régler seul le problème. La jeune femme, puisque le navire lui appartenait, quitta donc son cabinet pour rejoindre ses appartements. Elle troqua sa riche parure contre une plus simple, peu désireuse d’attirer trop l’attention – plus encore quand ces sales rats de fanatiques traînaient par ici.

C’est donc vêtue d’une robe d’un pur azurin, sans dorures ni bijoux qui trahiraient sa condition d’un seul coup d’œil, et accompagnée de quatre hommes, qu’elle s’aventura hors les murs du Donjon Rouge, à la suite du capitaine. Elle réprima ses remarques acerbes, les gardant bien au chaud derrière ses dents serrées, car il se murmurait que la contrariété était mauvaise pour la grossesse.

Elle n’y croyait qu’à moitié : si tout cela avait été vrai, elle aurait perdu l’enfant depuis longtemps déjà. Des ruminations roulaient dans son esprit comme autant de vagues tempétueuses et elle craignait de céder à la paranoïa si elle ne cessait d’y songer. Elle ravala tout – rancœur et craintes, les enfouit au plus profond d’elle-même pour afficher la mine sereine qu’on pouvait attendre d’une dame.

Sur le port, un sourire effila toutefois ses lèvres. Elle avait toujours aimé le chahut des marins, les chants de tavernes qui s’échappaient au-delà de leurs fenêtres, et tout le brouhaha de la foule. De mince carrure, une main protectrice effleurant régulièrement son ventre à peine rond, Megalis joua un peu des épaules pour se frayer un chemin dans la masse. Son épée-lige se tenait toujours à son côté, une main soucieuse dans son dos et l’autre écartant ceux qui lui barraient le passage.

Elle soupira doucement en parvenant au port, régla le problème en deux heures à peine. Ce n’était pas si compliqué – elle lança d’ailleurs un regard noir vers le capitaine bien peiné, puis il fila à ses propres affaires. Un instant, Megalis ferma les yeux, respira l’air iodé, se permit même un sourire plus large, plus véridique encore. Si elle en avait eu le choix, elle aurait passé sa vie sur un navire. Voyage, vivre sur les flots, aller de port en port. Elle s’arracha à ses rêveries infondées et rouvrit les yeux. Puis se figea. Était-ce une voile Salfalaise qu’elle apercevait ?

Une moue agacée barra aussitôt ses lèvres. La colère ferma son visage, grimpa en elle comme la tempête soulève la houle. Son oncle Yoren lui demanda si tout allait bien, et en proie à l’impulsivité qu’elle ravalait de moins en moins, elle ne prit pas la peine de répondre, marchant d’un pas résolu vers les voiles fer-nées.

Et tout s’éclaira. Comme un chemin fait pour être tracé, comme une voie bénie des dieux : il était là. Megalis eut presque un sourire, frémissant à ses lèvres comme au fond d’elle bouillonnait la rage. Elle s’avança vers Tyldr si vite qu’il n’eut peut-être pas le temps de la voir – ou si ? Peu importait.

— Avec les salutations de Belcastel, siffla-t-elle.

Et elle lui envoya une gifle qu’il, hélas, intercepta de sa main.

Le poignet vivement attrapé par le seigneur Salfalaise, Megalis réprima le couinement apeuré qui manqua de lui échapper. Fermement réprimé par ses lèvres pincées, elle leva le menton avec dignité et son visage se ferma plus encore. Seule émotion à ses traits lissés, ses yeux luisants d’une ire flamboyante. Si son regard avait toujours eu teinte de glace, ils en avaient pris la saveur aussi. Deux traits de givre dardés avec hauteur sur le fer-né qui l’empoignait.

Qu’il contracte la mâchoire, qu’il fronce les sourcils – oui, qu’il fasse son numéro de fer-né sauvage et abrupt, elle refusait de se laisser encore impressionner.

Ce qui clochait chez elle ? La fière ouestienne eut un seul éclat de rire, amer comme il était étranglé. Se fichait-il d’elle ? Il emprisonna plus vivement son poignet de sa main et elle fronça les sourcils alors qu’il se rapprochait. Le murmure acerbe glissa dans son oreille et lui fit comprendre la bêtise de son geste. Elle se maudit, une poignée de secondes : était-ce dû aux hormones ou seulement la peur qui lui vrillait le ventre, elle perdait l’art du Masque si durement appris. La tasse cassée au thé n’avait été que le premier d’une longue suite de pertes de contrôle.

Elle perdait le contrôle, voilà ce qui arrivait, et elle détestait cela – ramenée à ses premières années aux côtés de Cersei, quand elle n’était qu’un lionceau qui ne savait rugir. Les cauchemars avaient repris, le flot de ses pensées redevenait un torrent furieux et elle se sentait le plus souvent naviguer en pleine tempête. Marin avisé ne craint pas la tempête, se serinait-elle religieusement.

Megalis baissa les yeux vers la dague que Tyldr tapotait de son index, menace silencieuse envers son épée-lige. Elle fit enfin attention à celui-ci : dans son dos, Yoren avait commencé à dégainer mais s’était stoppé face à l’avertissement. Elle tourna légèrement la tête vers lui, tâchant de garder toujours un minimum de contact visuel avec le fer-né dont elle se défiait.

— Rengainez, mon oncle, souffla-t-elle. Et vous, lâchez-moi immédiatement.

Elle leva un regard noir sur l’insulaire, l’ordre sifflé à la manière d’une vipère qu’elle savait volontiers incarner. Il voulait discuter ? Ils allaient discuter. Que la fête commence. Megalis tira sur son poignet, espérant se libérer de la poigne de Tyldr, tout en prenant la direction de son navire personnel. La figure de proue taillée en sirène, sur les voiles, cette même créature dansait avec les boutres du blason Farman. Sur le pont, elle vit les yeux flous des marins Belle-Islois au passage d’un fer-né sur leur navire. La jeune femme, l’œil sombre, ne laissait place à aucune contestation, et pas plus de question.

Elle vérifia que son épée-lige et ses trois hommes les suivent toujours et elle s’arrêta un instant devant la cabine. Après une hésitation, elle regarda son oncle.

— Gardez la porte.

Et elle entra seule avec le fer-né, bien décidée à parler d’égal à égal – après tout, n’était-elle pas la future Dame de Denfert ? Ils étaient presque de rang équivalent. Et au vu de ses plans, elle serait un jour bien au-delà, et comptait le faire valoir. Lorsqu’ils se trouvèrent seuls dans la cabine, elle le dévisagea d’un air mauvais avant de lui cracher les raisons de sa rage :

— Vous n’avez honte de rien, c’est incroyable. De toutes les femmes de Belcastel, vous avez jeté votre dévolu sur ma mère et ce, juste après m’avoir menacée ? J’ignore ce qui me retient de vous faire tuer, tout de suite. Ou peut-être devrais-je vous faire couper la queue ?

Son front se plissa, lassitude affichée en réponse à la question. Non, bien sûr, Mezzara n’était pas sa mère. Pas biologique tout du moins, c’était impossible autrement elle ne s’appellerait pas Farman, puis elle n’aurait pas le teint si clair. Était-il si stupide ? Megalis écrasa un soupir exaspéré et songea à s’asseoir de l’autre côté de son bureau – établissant une distance prudente entre eux et surtout, se tenir derrière un obstacle qui le ralentirait si ses pulsions fer-nées lui donnaient l’envie de massacrer une Belle-Isloise de plus. Elle cilla, chassa comme elle put la haine séculaire qui la liait aux insulaires.

— Elle a un nom, cingla-t-elle avant de reprendre d’un ton soudain plus doux, comme chaque fois qu’elle parlait de la Meereenienne. Mezzara m’a élevée plus que ma propre mère. Elle m’a sauvée quand le Donjon Rouge s’est effondré sur nous. Je lui dois tout.

Elle avait baissé les yeux en parlant de celle qu’elle aimait plus que tout. Puis elle les releva, fiers et toujours pleins de hauteur, sur le fer-né.

— Donc oui, bien au-delà du sang, elle est ma mère.

Megalis n’offrait que rarement de tendresse sincère. Elle qui calculait toujours tout, du plissement de son nez à l’ourlure de ses lèvres, même le maintien de ses épaules et la position de ses mains, tout ce qui composait le langage corporel était son domaine d’expertise et elle ne laissait jamais rien au hasard, et pire, elle feignait tout. Mais quand il était question de sa famille, quand elle parlait de la camériste qui avait été un rayon de soleil dans l’obscurité ambiante de Belcastel, oui, pour Mezzara, elle était sincère. Douce et aimante, une fille fière de sa mère et satisfaite de son éducation.

Au final, la Meereenienne ne l’avait-elle pas sauvée de la parfaite inhumanité que lui inculquait Eddara ? Megalis se rappelait trop bien des enseignements, coups de bâton et coups de ceinture, pour lui apprendre à n’être qu’un pantin – incarner marionnette et marionnettiste à la fois, faire de sa vie une pièce de théâtre qu’elle mettait en scène et interprétait. Sans Mezzara, n’aurait-elle alors qu’été une actrice au service d’un art noir, un jouet désarticulé qu’on laissait au placard le soir et qui se mourait dans une lente agonie ?

Sa vie, sans Mezzara, n’aurait été que le jeu cruel de la dernière des Reyne.

Megalis eut un instant un regard absent, perdue dans ces pensées tristes. Même loin, Eddara exerçait une pression impérieuse à ses épaules. Elle cilla encore.

— La vérité ? Et quelle vérité, au juste ?

Pas d’agressivité dans la voix, cette fois. Juste des tonalités graves et amères, ses lèvres toujours plissées d’une moue agacée. L’ouestienne leva fièrement la tête quand la posture du fer-né changea, plus intimidante tandis qu’il semblait prêt à exploser. Elle se tenait prête. Se refusait à la peur qu’elle expirait dédaigneusement dans chacun de ses souffles. Il s’excusa. L’expression de Megalis se figea sur son visage, hormis un tic nerveux, à peine perceptible, pauvre soubresaut d’un sourcil froncé. Puis un bref rictus coula sur ses lèvres, suant d’amertume et narquois à souhait.

— Pourquoi devrais-je y croire ? Rien ne me dit que vous êtes digne de confiance. Mais tout me dit de me défier de vous, lord Salfalaise.

Elle fit claquer son nom du bout de la langue, l’observant avec une défiance affichée. Elle le sentit – la contracture de ses traits, la plissure de sa bouche, et songea que l’air de Port-Réal devait être mauvais pour elle. Ici, le Masque si bien moulé à sa face se lézardait de profondes fissures, des failles immuables, pour n’afficher que sa réalité et son vouloir – assez des airs de douce petite lady. Comme un mythe s’étiole au passage du temps pour ne plus montrer que la vérité de l’Histoire, elle embrassait alors ses désirs premiers plus que les voies qu’on lui avait désignées. Elle n’était pas juste une petite lady ou une douce dame, elle était mille fois plus. Une femme en colère et une orgueilleuse Belle-Isloise surtout.

Et, elle devait l’admettre – parmi leurs mille divergences, il y avait bien une chose qu’ils partageaient avec Tyldr Salfalaise : un sang toujours insoumis.