Rivaux ou bien alliés ? ♛ pv Treyvir

Le banquet de clôture du tournoi avait débuté depuis une ou deux heures au moins. Assise à une table qui longeait les lices, Megalis effleurait encore régulièrement sa joue, sentant encore la douleur vive de la gifle de sa grand-mère comme si elle avait eu lieu l’instant d’avant. Pensive, ses yeux se perdaient dans la contemplation des braseros qui les éclairaient depuis la tombée de la nuit. Elle voulait veiller son jumeau, blessé lors des joutes la veille, mais le mestre lui avait intimé de le laisser un peu tranquille. Elle avait alors espéré pouvoir elle se reposer, histoire de se remettre de ses émotions. Luthor avait retiré son costume de grand frère, et redevenu son seigneur, il lui avait ordonné de se montrer.

« Tu as été faite reine d’amour et de beauté, alors comporte-toi comme telle » avait-il argué. Que des prétextes pour la contraindre à se plier à leurs règles. Elle poussa un long soupir en y songeant. Si son père avait été en vie, il l’aurait consolée et l’aurait laissée seule dans ses appartements. Mais Luthor, qui ne faisait que rarement preuve de tendresse, était un être de glace qui exigeait l’exigence.

Megalis déprimait, seule à cette table, face à un verre vide depuis de longues minutes. Absente, elle n’entendit pas les violes qui jouaient des airs de plus en plus rythmés. Ce n’est que la main tendue devant elle qui la tira de ses pensées. Elle leva la tête. Luthor avait retrouvé le visage du frère : un sourire comme une balafre à ses lèvres, mais les yeux rassurants. Elle prit quelques secondes avant de saisir sa main, et il la convainquit d’une simple phrase :

— Eddara n’est pas là ce soir, profitons-en.

Alors elle accepta la paume tendue et tous deux se laissèrent emporter par la foule. Luthor la fit tournoyer comme le faisait leur père quand elle était petite, et elle se prit même à rire tandis que les airs se faisaient de plus en plus enjoués. Frère et sœur dansèrent un long moment, jusqu’à ce que la jeune femme se sente assoiffée.

Le moral quelque peu revenu, elle s’éventa tout en se frayant un passage à travers les nombreux invités au tournoi. Elle salua quelques visages familiers, offrit des sourires faux à certains, et des plus vrais à d’autres, jusqu’à retrouver une table. Elle se planta devant et étudia les vins avec attention avant de choisir un épicé de Dorne. Elle qui épouserait sans doute Ulwyck, elle devait bien s’habituer à leurs crus relevés – ce qui ne la dérangeait nullement.

Après s’être servi un verre, elle se retourna et étudia les musiciens qui se trouvaient sur une estrade, un peu plus loin. Un trait d’angoisse la traversa, frisson malvenu qui courut le long de son échine, à la simple idée qu’ils puissent jouer les Pluies de Castamere. Il y avait peu de chances, le monde méprisait tant les Lannister que jouer leur hymne serait cavalier.

Elle se le répéta plusieurs fois au fond de son esprit avant de s’avancer, sans regarder où elle allait. Elle faillit bousculer un homme et recula d’un pas. Megalis le jaugea du regard quelques instants, impressionnant par la taille, et s’excusa.

— Pardonnez-moi, messire. J’espère n’avoir pas renversé votre coupe ?

Dans un sourire crispé, elle inclina la tête poliment, lissant de sa main libre sa robe. Celle-ci hurlait son apparence à la maison Farman, faite d’un brocart bleu clair décoré de navires d’argent, mais son encolure bateau, couplée à l’épais corset d’acier rappelait son ancienne allégeance. Qui avait connu Cersei pouvait la reconnaître parfois dans la gestuelle de Megalis, dans ses sourires ou dans ses mots. La jeune femme étudia quelques instants le jeune homme face à elle, certaine de reconnaître en ses traits quelqu’un d’autre.

— Vous êtes de la famille de lady Ombeline Cendregué, je me trompe ? Vous me faites penser à elle. C’était très brave de sa part de participer au tir à l’arc en dépit de…

Elle marqua une courte pause, dévoila ses dents d’un sourire.

— En dépit de l’étiquette, acheva-t-elle.

La place des femmes dans leur monde, quelle histoire. Megalis n’en dit rien mais ressentit une pointe de jalousie à l’évocation d’Ombeline. Parce que tandis que celle-ci avait bravé tous les a priori, elle avait joué le rôle qu’on attendait d’elle jusqu’à devenir la potiche du jour en sa qualité de reine d’amour d’un chevalier alcoolique. Elle réprima un sifflement méprisant en y pensant. Et fit ce qu’on voulait d’une femme : sourire, encore et encore.

Un instant, elle crut bien que l’homme face à elle allait lui hurler dessus, mais il se rattrapa aussitôt. Megalis rit légèrement à ses mots, inclinant encore la tête en guise d’excuses alors qu’elle découvrait son pourpoint taché de vin. Elle fit rapidement volte-face pour attraper une serviette de table derrière elle, et la tendit vers le malheureux dans un air plus charmant que contrit. Elle devait toujours briller, toujours se couvrir du saint paraître. Alors, le linge tendu vers le jeune homme, elle se para comme toujours d’un sourire affable.

— Je suis navrée, j’étais dans mes pensées, je ne faisais pas attention.

Il confirma alors sa filiation avec la jeune Ombeline. Son frère jumeau. Megalis hocha la tête, son sourire se fit plus sincère. Après tout, elle connaissait mieux que quiconque ce lien unique qui existait entre deux jumeaux. Willos n’était-il pas une partie intégrante d’elle-même ? Son cœur se pinça quand elle se rappela où il était, profondément endormi et sous les bons soins d’un mestre, le ventre ouvert mais heureusement désinfecté selon ses soigneurs. Il se réveillerait, d’après eux, mais quand ? Et surtout en quel état ?

— Le courage doit être récompensé, même si ce n’est que par du respect. Mais vous êtes donc le sire de Cendregué, si je ne me trompe pas ? Je ne peux que vous comprendre quant à cette relation, j’ai moi-même un frère jumeau.

Un sourire tendre à l’évocation de son cher Willos, et Megalis se retourna de nouveau vers la table dans son dos. Elle servit une nouvelle coupe de vin dornien, la tendant elle aussi vers le bieffois.

— Lady Megalis Farman, se présenta-t-elle de sa voix rieuse. Je ne suis pas toujours si maladroite, je vous le promets.

Au baise-main, Megalis s’inclina avec grâce dans un salut plus respectueux et nettement plus protocolaire que ce qu’elle lui avait adressé jusqu’alors. N’était-il pas un puissant lord du Bief ? Ceux-ci méritaient bien son respect, d’autant que son amitié envers Aelinor et son intérêt pour le commerce florissant de la jeune dame Redwyne rendaient son attrait pour le Bief plus réel qu’autre chose. Pour ses ambitions futures, se lier au royaume vert serait un atout considérable, notamment parce qu’ils n’avaient aucun intérêt de conquérir l’Ouest et qu’ils étaient riches – en grains, en or et en hommes. Des alliés de choix, en soi.

Et les Hightower, qui auraient sans doute pu être ses plus grands rivaux dans ses plans futurs, paraissaient prêts à les soutenir. Elle avait promis et le ferait : son frère aîné ceindrait son front de la couronne du Roc le jour où enfin ils marcheraient sur la demeure des lions.

Le ton du jeune seigneur, volontiers charmeur, arracha à la dame un sourire tout en dents, aiguisé comme une lame et semblable au lion rouge de son blason de cœur. Tantôt Farman tantôt Reyne, tantôt ennemie des lions tantôt leur fidèle suivante, Megalis était lionne dans l’âme.

— Un plaisir que cet incident, alors, rétorqua-t-elle d’un rire.

Elle écouta avec attention sa réflexion sur la force des femmes et acquiesça avec moins d’ardeur que voulu : elle ne pouvait se placer en faveur des mots qu’il avait prononcés, quand bien même elle n’en pensait pas moins. Toujours paraître… Et paraître plus bête qu’elle ne l’était serait sans doute son plus grand atout dans la vie. Elle répondit alors comme un enfant récite sa leçon au précepteur :

— Comme l’eut dit feu mon père, à chacun son champ de bataille, messire : les hommes à la guerre et les femmes dans leur couche.

Elle ponctua sa phrase d’un sourire tout en élégance. Des propos bien étriqués et totalement inventés, du moins, son père les avait prononcés pour lui apprendre à penser l’inverse. Ce n’était donc pas totalement un mensonge… En tout cas, bon nombre de gens les prenaient pour acquis. Il leur importait peu qu’une épouse meure en couches si l’enfant vivait, et au pire, l’homme n’avait qu’à se remarier. Ils usaient et abusaient des femmes comme si elles n’étaient rien d’autre que des poules tout juste bonnes à pondre.

— J’ai été habituée aux festivités toute ma vie, durant les récentes guerres y compris. Cela me plait de voir des sourires plus vrais que ceux affichés à ces moments-là. Les hommes festoyaient alors qu’ils devaient repartir au combat le lendemain… Tant d’hypocrisie.

Elle haussa les épaules dans un bref rire, et regarda de nouveau lord Treyvir.

— Vous n’avez pas participé au tournoi ni aujourd’hui ni hier, je crois bien ? Une aversion pour les joutes, ou est-ce pour une autre raison ?

Une sincère curiosité perça dans sa voix, les hommes étaient toujours ravis de démontrer l’étendue de leur puissance, c’en était ridicule. Elle plongea ses lèvres dans sa coupe de dornien et but une gorgée.

Megalis porta une main exagérément navrée à sa poitrine, son sourire restant pourtant statique à ses lèvres.

— Vous ne m’avez nullement heurtée, messire, ne vous en faites pas. Je suis une amie du Maître des Lois, lord Ulwyck Uller – un dornien comme on en voit peu par ici, croyez bien que j’ai pu entendre pire.

Amie, comme le mot était trompeur quand le lendemain matin, elle déjeunerait avec le prince de Dorne pour que celui-ci consente à l’officialisation de leurs fiançailles. Elle reprit une gorgée de vin, savoureux contre sa langue et dont il lui arrivait parfois même d’abuser – une habitude héritée de ses années auprès de Cersei.

— Mais je comprends votre point de vue, et je le respecte tout à fait. Il est vrai qu’être une femme n’est pas toujours simple, et nos armes sont limitées.

Le poison – celui qu’on verse dans les verres comme celui qui coule d’entre les lèvres – et leur précieuse vertu, voilà ce qu’avaient les femmes pour elle. Mais une fois ces armes maîtrisées, affûtées et prêtes au combat, Megalis savait que les femmes pouvaient être des adversaires redoutables. Mais tout cela, elle le taisait derrière son sourire chaleureux et ses regards avenants.

Elle écouta attentivement les mots de Treyvir, hochant la tête au fil de ses paroles. Il n’était pas chevalier, voilà qui était peu courant – la plupart des seigneurs se pressaient de placer leurs fils comme écuyers d’un autre noble pour les brusquer et faire d’eux des hommes. Ses propres frères y avaient échappé ; ils avaient été écuyers à Belle-Île, de leur père et de leur oncle, car les Belle-Islois se mélangeaient trop peu aux continentaux.

Leurs secrets devaient rester des secrets, alors les portes de Belcastel demeuraient fermées et la garde renforcée sur le port interdisait aux étrangers de dépasser le village.

Il y avait bien longtemps, les Fer-nés avaient cru bon de s’emparer de leur île. Ils ne recommenceraient pas de sitôt, vu l’entente naissante entre Megalis et eux. Elle songea un instant à la missive envoyée la veille au soir, sur un coup de tête, ses yeux se floutèrent. Elle but une lampée de vin, un peu plus grande que les autres, pour camoufler son inquiétude. Elle se mettrait bientôt en grand danger, mais le jeu en valait la chandelle. La paix, la guerre, la conquête, la justice. Des mots auxquels elle se rassurait au fond de son esprit torturé.

— Je suis persuadée que vous auriez le droit de participer aux joutes, même si vous n’êtes pas chevalier. Mais au final, ce n’est pas plus mal… Si je peux me permettre une confession cavalière, regarder tous ces grands noms jouer les coqs pour que se pâment les dames et se glorifient les noms est… Quelque peu ridicule. Fort divertissant, je l’admets, mais ridicule.

Elle eut un rire. Fière de la couronne qu’elle arborait encore dans ses cheveux, de fleurs et de bronze, elle admettait pourtant volontiers que le concept des tournois était stupide. Les hommes se plaignaient de devoir combattre, mais quand le temps était à la paix, ils jouaient à la guerre. Puéril.

Megalis inclina la tête aux mots de Treyvir, approbation muette à ses mots : elle était ravie de rencontrer quelqu’un qui ne jouait pas bêtement à la guerre quand les champs de bataille arrachaient déjà bien trop de vies tout en en brisant autant d’autres. Les paroles suivantes du seigneur bieffois lui firent tourner légèrement la tête pour découvrir quelques yeux curieux sur eux. Son rictus se crispa. Était-ce à cause de l’horrible chanson de ce barde qu’ils les regardaient ainsi ? Elle se rappelait avec douleur des paroles qui attaquaient son honneur et l’avaient humiliée au regard de tous – en plus de lui valoir une belle gifle de sa grand-mère.

Reposant un regard plus serein sur le bieffois, elle lui adressa un sourire plus charmant.

— Ce serait avec plaisir, lord Treyvir, je repenserai à cette invitation à mon prochain voyage à travers le Bief. Sans doute pourrons-nous y discuter plus paisiblement, loin de toutes les pies de cette cour.

Elle porta sa coupe à ses lèvres.

— Je devrais prochainement retourner dans l’Ouest, mais j’espère recroiser votre route bientôt, messire, pour poursuivre cette conversation ma foi fort agréable.

Un sourire de plus et elle fit un pas vers l’arrière, prête à retourner à la foule. Le jeune homme semblait intéressant, des propos affirmés, des pensées fortes et des positions rares – au moins avait-elle pu le jauger un peu. Et peut-être le compterait-elle un jour parmi ses alliés.