Bethany Nerbosc ☽

« Tu donnes ! Sinon j'dis à papa. » Les mains bien crispée sur l'épée en bois que tenait Desmond, elle tirait pour tenter de se l'approprier, comme à peu près tout ce que son frère possédait. Jusqu'à ce qu'il lâche et qu'elle bascule en arrière. Sous la surprise, elle papillonna des yeux, étalée par terre, et c'est l'éclat de rire de Brynden qui la fit hurler. « PAPAAAAAA ! » Quelques minutes plus tard, après que sa mère l'ait inspecté des pieds à la tête pour s'assurer qu'elle n'avait rien, elle était réfugiée dans les bras de Lucas qui la consolait.

Le souvenir pouvait paraître insignifiant mais il était l'un de ceux que Bethany chérissait le plus. Tout était normal, chaque membre de sa famille était présent, vivant et elle aurait donné n'importe quoi pour revenir à cette période d'insouciance et de bonheur. Sa mémoire gardait précieusement d'autres moments comme celui-ci, que la nostalgie rendait merveilleux. Elle revoyait sa mère râler après elle parce qu'elle avait sali une robe après avoir joué dans la boue avec ses frères, elle la revoyait surtout les engueuler eux alors qu'elle avait insisté pour les rejoindre. Elle se souvenait de son père, qui marmonnait dans sa barbe pour faire semblant de soutenir sa femme à chaque fois que leur fille avait une nouvelle lubie un peu marginale, mais qu'une lueur de fierté dans le regard trahissait. Elle se souvenait des heures entières passées avec sa septa à discuter Histoire et à pleurer devant ses leçons de mathématiques. Elle se souvenait des cours de tir à l'arc et d'escrime dispensés par ses frères malgré les réticences de ses parents. Elle se souvenait des rires, des cris, des débats enflammés et des crises de larmes de frustration. Elle se souvenait de l'odeur émanant des cuisines, des bruits des serviteurs dans les couloirs, de l'ambiance paisible et chaleureuse qui englobait toute sa maison. Et puis comme les Hommes ne savent pas profiter de ce foutu monde sans tout gâcher, ce bonheur lui fut arraché par une énième guerre, aussi banalisée que terrible.

Lorsqu'elle apprit la mort de Lucas, Bethany sentit pour la première fois d'une longue série son coeur se briser. Elle perdait l'être dont elle était la plus proche, celui qui avait toujours su l'écouter, la soutenir, l'intéresser, celui dont l'amour était presque fusionnel et qu'elle collait sans arrêt. Elle était pourtant aussi très proche de ses autres frères, mais rien de comparable à Lucas. Brynden était plus vieux, bien plus vieux, souvent complètement saoul, dans la provocation, elle l'aimait d'un amour profond mais il n'était pas aussi présent que Lucas. Les heures passées avec Hoster à discuter de tout et de rien étaient ses préférées, mais il n'avait ni la douceur ni la patience de Lucas. Desmond était assez proche de son âge pour qu'ils puissent jouer ensemble durant des heures juste avant de se mordre et de s'arracher les cheveux pour une raison complètement futile. Alyn était sûrement celui qu'elle affectionnait le moins, essentiellement parce que le garçon pouvait se montrer extrêmement blessant, avec elle comme avec n'importe qui d'autre, et que le caractère explosifs de la seule fille de la famille provoquait entre eux des disputes mémorables. Pourtant, c'était grâce à lui qu'elle savait manier l'épée et elle savait parfaitement qu'il l'aimait de tout son coeur. Avec la disparition de Lucas, c'était comme si on lui avait arraché un membre. Elle avait la sensation de le sentir près d'elle, oubliait parfois qu'il n'était plus là, et quand elle voulait lui parler elle revenait brutalement à la réalité. Il n'y avait que du vide autour d'elle. Le reste s'enchaîna très vite.

Les Bracken assiégèrent Corneilla, Robert fut tué, Bethany fut violée, Tytos ploya le genou et Hoster, sacrifié à la place de sa soeur, fut envoyé comme otage à Port-Réal.

Plus rien n'était pareil et plus rien ne serait jamais pareil. Les couloirs de la maison Nerbosc paraissaient soudainement assourdissants de silence, les murs étaient étouffants, les visages renfermés, les éclats de rire avaient presque disparu. La guerre terminée n'avait pas suffit à rendre son éclat à la famille endeuillée et une haine sourde commune grondait dans le coeur des Nerbosc. Impuissante, Bethany ne pouvait que voir les choses se dérouler et attendre. Attendre et continuer de grandir, de s'assagir, de parfaire ses connaissances, de devenir cette lady qui pourrait peut-être apporter l'honneur et l'alliance nécessaire aux besoins de leur vengeance. En attendant de jouer le possible meilleur coup de sa vie, elle participait de son mieux à la vie sociale et politique de sa famille pour l'aider à traverser la succession de malheurs qui lui tombait dessus.