A l'ombre de nos pêchés | Arianne

L’épée d’entraînement la fouetta aux jambes alors qu’elle tournoyait. Elle tomba sur le sol tout en graviers et en neige. Affalée par terre, la bâtarde pesta et se remit sur ses pieds. Elle rattrapa le long bâton qui remplaçait sa lance pour l’entraînement, le pointa de suite vers la jeune recrue. Le jeune garçon, à tout juste seize ans, était déjà fort d’un bon apprentissage. Il lui avait dit être écuyer, avant. L’avoir été pendant des années. Mais il avait refusé d’expliquer à Arianne les raisons précises de sa présence ici.

Elle ne l’avait pas questionné plus que ça. Les histoires des hommes de la Garde de Nuit étaient moches, souvent. Et elle trouvait déjà le Nord assez moche pour ne pas en rajouter.

Alors qu’ils allaient se lancer dans une nouvelle passe d’armes, un Frère juré appela la recrue. Celui-ci adressa un sourire affable à Arianne, avant de s’éloigner. Elle lui sourit en retour. Une faible neige commença à tomber. Le simple poudrin n’inquiétait guère Arianne, mais elle se trouvait très bien de ce côté-ci du Mur. Elle était allée au nord, tout ça pour réaliser qu’elle n’était pas faite pour la chasse, que la neige était trop froide et surtout, que la faune y était mauvaise.

Ses yeux sombres se levèrent vers le ciel. Le soleil n’était pas apparu de la journée, avalé par le tapis blanchâtre de l’éther. Le mal du pays s’insinua tout à coup en elle, traversa ses veines, trouva un chemin jusqu’à son cœur.

Son sourire s’évanouit comme la neige s’efface au soleil. Sauf qu’ici, il n’y avait pas de soleil.

Elle passa de longues secondes le nez pointé vers le ciel, comme espérant que tout à coup il se mette à scintiller de coloris enchanteurs – les oranges, rouges et roses de Dorne, par exemple. Les mois passaient sans qu’elle n’ait de nouvelles de la principauté. L’avait-on oubliée ? Ou attendait-on juste qu’elle ait rempli sa mission ?

Des rires moqueurs la tirèrent de sa contemplation : à quelques pas d'elle, d'autres recrues persiflaient à son sujet.

Arianne passa le reste de la journée morose, sans prononcer un mot tant la mélancolie enserrait sa gorge. Dans un flou constant, elle passa à l’armurerie pour donner un coup de main, aida le mestre de Châteaunoir à trier des documents… Elle avançait sans penser, agissait dans un automatisme las. La nuit tomba vite, mais à l’heure du coucher, elle ne parvint pas à dormir.

Une question la hantait : que faisait-elle ici ? Personne semblait ne savoir le lui dire. Seule dans sa couche, les yeux résolument ouverts portés sur le plafond, elle comptait les secondes et les minutes. Que faisait-elle ici ? Elle hésita. Il y avait bien une personne qui avait toujours été honnête avec elle, et après des mois à l’éviter, peut-être fallait-il qu’elle le confronte.

Toujours mue par son automatisme, elle se trouva devant la chambre de Larence. Elle toqua et ouvrit la porte avant qu’il ne l’ait autorisée à le faire. Il lui faisait dos, sur son fauteuil.

— Heu, excuse-moi, grommela Arianne sans trop savoir ce qu’elle faisait ici.

Larence se leva et lui fit face. Comme toujours, il se paraît de sévérité, aussi froid que l’était sa région. Arianne était son parfait inverse, à la manière d’un reflet, même si elle abhorrait cette idée – elle venait des sables de Dorne, était aussi brûlante que leur soleil. Lui, glacial comme les neiges du Nord. Il soupira. Elle le dérangeait, sans doute. Puis tombèrent les reproches.

Le cœur d’Arianne se mit à cogner plus fort dans sa poitrine. Très droite face à lui, dans une vaine tentative de s’imposer, son sang ne fit qu’un tour.

— J’aurais dû me douter que je n’étais pas la bienvenue, asséna-t-elle.

Pourtant elle ne put se résoudre à partir tout de suite. Ses sourcils froncés, comme d’habitude à vrai dire, son regard obscur de tout le mal-être qu’elle entretenait continuellement à force de n’être personne… Tout la trompait, elle et les maux qu’elle portait seule depuis sa naissance. Car même si elle avait grandi entourée de bâtardes comme elle, les Aspics avaient un père aimant et présent – ce à quoi elle n’avait pas eu droit.

Les poings crispés, son pied s’était mis à battre le sol pour exprimer toute la fulmination qui emplissait son être. Elle n’était pas qu’un être de chair et d’os mais bien une véritable boule de nerfs, un feu grégeois qui n’attendait qu’à être allumé. Un rien, une étincelle, suffisait à la faire exploser. Arianne croisa les bras contre sa poitrine, tentant d’éteindre la hargne farouche qui pointait déjà le bout de son nez.

Derrière sa rage, elle détailla Larence. La fatigue à son visage, les mèches sombres qui s’éparpillaient contre son front.

Elle hésita, un instant, à expliquer la raison précise de sa présence. Puis se rappela qu’elle ne savait pas précisément pourquoi elle était là.

— Je… Elle se tut. Je quoi ? Elle n’avait rien à dire. Elle ignorait Larence depuis des mois, et pas pour rien. Il était marié ! Marié, anobli, et il lui avait pris sa lance à leur arrivée ici. Alors elle continuerait de l’ignorer, car ils n’avaient rien à faire ensemble de toute façon. C’est pas important.

Elle écrasa un soupir derrière sa moue et commença déjà à tourner les talons.

Les mots de Larence furent plus blessants qu’elle ne l’aurait jamais admis. Elle déformait ses propos, non, elle se contentait de les interpréter. Et butée comme elle était, Arianne était certaine d’avoir raison. Elle pinça les lèvres, l’instant d’après, tourna les talons.

Sans doute à cause des mois passés à l’ignorer, se peignant tout un snobisme qui ne lui ressemblait guère en réalité, la dornienne avait oublié une chose concernant Larence : il était aussi têtu qu’elle. Peut-être était-ce ce qui les séparait tant, tous les deux. Entre autres. Elle étouffa un couinement surpris quand il l’attrapa pour la tirer vers lui de nouveau. Trop fort, et elle se trouva dans ses bras.

Le semblant d’étreinte dura une seconde à peine, mais une seconde largement suffisante pour qu’Arianne se rappelle leurs dernières rencontres. Le choc de leurs lèvres, infiniment trop violent et brusque, l’éclair qui l’avait traversée.

Lui aussi était personne, se souvint-elle. Elle cilla pour chasser ces pensées. Larence fit un pas en arrière, la seconde était passée et leurs corps qui ne s’étaient qu’effleurés se séparèrent encore une fois. C’est alors qu’Arianne réalisa qu’elle avait coupé son souffle, pendant ce temps infime où la seconde s’était étrangement étirée. Comment une personne aussi irréfléchie qu’elle avait-elle pu penser à tant de choses en si peu de temps ?

Elle esquiva le regard de Larence, tout à coup gênée qu’il la voie. Il la voyait toujours trop justement, une réalité qu’elle peinait à renier et qui ne faisait qu’accroître son agacement. Elle crispa la mâchoire à ses mots, il l’exhortait à parler. La prenait-il pour son chien ?

Elle releva ses yeux sombres sur lui.

— Pourquoi ?

La question était rhétorique. Parce que Corbois osait demander pourquoi elle le fuyait, alors que la réponse était évidente. Arianne éclata d’un seul rire, un éclat féroce et cynique, qu’elle éteignit de nouveau sur une moue. Pourquoi le fuyait-elle ?

— Tu…

Elle laissa sa phrase en suspens. Elle savait, au fond d’elle, pourquoi elle le fuyait tant. Mais il était hors-de-question qu’elle le prononce. Des conneries. Ce n’étaient que des conneries qu’elle n’avait qu’à enfouir, profondément en elle. Elle avait enterré tellement de choses dans les tréfonds d’elle-même, Larence n’en serait qu’une de plus.

Elle fronça les sourcils et choisit la seule réponse qu’elle ait jamais connue : la colère.

— Tu m’as désarmé. Comme une petite fille, tu m’as pris ma lance, et je veux la récupérer.

Elle détacha chaque mot dans sa férocité naturelle, ses sourcils froncés en barre sombre au-dessus de ses yeux. Mais Arianne n’était ni une politicienne ni une menteuse, alors ses yeux criaient qu’il y avait bien autre chose. Mais ça non plus elle n’en démordrait pas. Il n’y avait pas plus buté qu’elle, que ce soit à Dorne ou dans ce pays glacial qu’était le Nord.