[Meereen] La mort est plus légère qu'une plume ◈ Haqon zo Ghazîn

— Avance !

L’esclavagiste derrière lui le pousse sans ménagement, et Sariel ne tarde pas à s’exécuter. Les réflexes sont engourdis, mais ils sont encore là, tapis dans son esprit. Il n’a pas oublié comment courber l’échine, ni quand, pour flirter avec les ennuis sans jamais franchir la ligne. Des réflexes appris dans le sang et dans la douleur, pour la plupart, lors de ses premiers mois auprès du laniste qui l’avait acheté. Un changement de vie brutal, difficile à surmonter les premières semaines, puis ses efforts ont payé. Avec les années et sa renommée en tant que combattant, puis ensuite auprès de son maître, il a gagné en liberté et en tranquillité jusqu’à sa libération, mais de toute évidence, il est de retour à la case départ.

La tête basse pour ne pas chercher le conflit, il suit les esclavagistes sans résister. Il pourrait pourtant tenter de déclencher un esclandre dans les rues de Meereen ; les Puînés assurent la sécurité de la ville en la mémoire de leur Reine, et ne tolèrent aucun retour à l’esclavage. Sariel a confiance en son agilité et ses capacités à esquiver les coups, juste le temps de disparaître dans la foule après avoir attiré l’attention. A dire vrai, cette possibilité danse toujours dans son esprit, et il pèse le pour et le contre. Les esclavagistes ont beau emprunté des rues moins fréquentées, Sariel connaît les lieux. Les grandes pyramides trônent toujours sur Meereen, et la plaza centrale n’a pas bougé d’un pouce. Les années ont peut-être altéré certains commerces, certaines constructions, mais dans l’ensemble, il sait par où se faufiler pour échapper à ceux qui le retiennent.

Et pourtant, il se montre docile et avance sans émettre la moindre contestation, comme si son “escorte” n’avait aucun lien avec l’esclavage aboli à Meereen. A dire vrai, la curiosité prime sur la possibilité de s’enfuir. Quand il s’est fait capturer, il a négocié son retour à Meereen, jouant sur la réputation de Plume dans les arènes, comme quoi les lanistes seraient ravis de l’accueillir, même en combattant libre - ou esclave sous le manteau, peu importe. Pour Sariel, c’est l’assurance d’avoir un toit au-dessus de sa tête, de quoi se nourrir, aussi, et de disparaître là où personne ne le cherchera.

Si Jothiel - Jazara - l’a déniché à Braavos, n’importe quel autre Adarys peut le retrouver. Sans parler de la guerre civile qui s’intensifie, ou de ce qu’il a appris sur Nym… Quitter Braavos était l’assurance d’un nouveau départ - ou d’une fuite en avant.

Toutefois, ces esclavagistes ne le conduisent pas aux arènes, ce qui intrigue Sariel. Ils parcourent les rues de briques, esquivent celles qui sont bondées à cette heure de la journée, et au fur et à mesure, une grande pyramide se distingue des autres. Sont-ils missionnés par l’un des Grands Maîtres de Meereen ? Même si les Puînés régissent la ville, tous n’ont sans doute pas abandonné leurs rêves de rétablir l’ancien ordre. Si Astapor et Yunkaï ont pu restaurer l’esclavage, pourquoi pas Meereen ?

Cette supposition se confirme petit à petit lorsqu’ils pénètrent la pyramide, et Sariel regrette sa mémoire rouillée - il aurait préféré la reconnaître, pour savoir à quelle famille elle appartient, plutôt que d’avancer dans l’obscurité. Une pointe de peur l’effleure aussi ; il ignore dans quoi il s’engage, et il aurait peut-être mieux fait de décamper tant qu’il le pouvait encore, au lieu de jouer avec sa chance.

Après un enchevêtrement de plusieurs pièces, avec des gardes dans certaines pour dissuader les pillards comme les voleurs, les deux esclavagistes s’arrêtent dans une salle de réception où se tient le maître des lieux. Sariel plisse les yeux ; son visage lui est familier, mais il ne parvient pas à remettre le doigt sur le souvenir où il est apparu. Il l’a peut-être croisé lors d’une réunion avec son ancien maître.

Les deux esclavagistes s’inclinent, et si Sariel s’apprête à les imiter, le bout en bois de la pique de l’homme derrière lui lui cogne les jambes pour le faire tomber à genoux. Dans certaines pyramides, l’esclavage n’a d’interdit que le nom.

Le sol froid contre les genoux, Sariel ne commet pas l’erreur de se redresser. Même sans la menace des piques dans son dos, prêtes à l’embrocher au moindre signe de rébellion, il ne céderait pas à un tel impair. Ses années à Braavos n’ont pas altéré sa maîtrise du tempo ; savoir quand courber l’échine et quand jouer avec les règles imposées. Pour l’heure, il ignore à qui il a affaire, alors autant privilégier la prudence et jouer les captifs domiciles. Si jamais la situation tourne au vinaigre, il dupera ainsi l’attention et profitera de meilleures occasions pour mettre les voiles.

Il garde donc la tête basse, juste assez relevée pour observer le maître des lieux installé dans un fauteuil puant le faste. Le maître des lieux, ou seulement l’un des fils de la maisonnée ? Sariel s’interroge, mais opte malgré tout pour sa première hypothèse. La Reine Dragon a fait tuer bon nombre des Grands Maîtres, laissant la charge aux fils épargnés qui ont ployé le genou ou aux femmes. Ceux qui trempaient dans l’esclavage ont payé le prix du sang, et cette femme a laissé quantité de familles exsangues, ruinées et l’ombres de ce qu’elles étaient jadis. Et si Sariel conçoit que certains Maîtres dépassaient les bornes, ils ne méritaient pas de subir le même sort que leurs victimes. A quoi bon prétendre restaurer l’ordre si c’est pour s’adonner aux mêmes bassesses ?

Sariel fronce les sourcils alors que les hommes s’expriment dans un meereenien rêche, typique des habitants de la ville, mais qu’il n’a plus entendu depuis des années. Braavos refusant tout commerce avec la Baie des Serfs, il n’a guère sa connaissance de la langue, même s’il ne l’a pas perdue pour autant. Il a seulement besoin d’un temps d’adaptation.

La pique qui cogne son dos lui rappelle toutefois qu’il ne dispose pas de ce temps. Il se racle la gorge, quelque peu asséchée par le manque d’eau.

— Plume. Il secoue la tête, puis se reprend ; le braavien lui a échappé naturellement. Plume. Cette fois en meereenien, même si son accent n’est plus ce qu’il était quelques années plus tôt. Ancien combattant des arènes de Meereen. Ancien assistant lettré de Yarden zo Dhazaq, jusqu’à sa mort.  

Il réprime l’esquisse d’un sourire à l’idée de préciser que la Reine Dragon l’a affranchi en même temps que tous les autres esclaves de Meereen ; une idée qui lui apparaît quelque peu précaire. Tant qu’il ignore face à qui ces esclavagistes l’ont conduit, autant ne pas rappeler le souvenir douloureux du règne de la Targaryen.

— J’ignore ce que je fais ici, en revanche. J’ai quitté Meereen depuis des années.

En quête d’informations pour comprendre sa situation, Sariel lance une perche, pas forcément la plus discrète, mais tant que l’homme en face de lui mord, ça lui convient.