Poursuivre un courant d'air ☸ Rowena Farman

Une bougie éclairait les documents sur lesquels Megalis était penchée. Avec l’hiver qui perdurait, toujours plus froid dans ses nuits précoces, elle était forcée d’user de chandelles pour pouvoir travailler. Ulwyck avait son siège au Conseil, elle, ici. Elle échangeait régulièrement avec Belle-Île pour s’assurer que les voies commerciales récemment établies se portent bien et surtout, rapportent gros. A demi-mots dans toutes ses lettres, Luthor lui donnait de vagues nouvelles de son oncle Criston, a priori toujours en vie et bien portant. Et si Megalis souriait en l’apprenant, profondément soulagée, ses épaules s’affaissaient toujours quelque peu sous la culpabilité qui lui vrillait le dos et l’esprit.

Elle avait condamné son oncle à la pire union qui soit à ses yeux. Et même si elle croyait en l’utilité de cette alliance, elle ne pouvait que s’en vouloir.

Elle écrasa un soupir en chassant ces pensées, forçant un sourire à ses lèvres dans une vaine tentative d’auto-conviction. Pour se rassurer, elle posa une main sur son ventre. Il ne s’était pas encore arrondi, mais après trois lunes sans saigner, ses doutes se confirmaient. Mais elle préférait le taire. Certains mestres prétendaient que les fausses-couches étaient courantes dans les premiers mois de grossesse. Alors elle avait décidé de n’en parler à personne. Pas même à Mezzara, ni à Ulwyck, ni à sa fratrie, ni à Aloyse… Un secret qu’elle taisait derrière un sourire faussement serein.

Faussement parce que la menace à l’Est la terrifiait. Et parce que maintenant, c’étaient les rues de Port-Réal elles-mêmes qui grondaient. On parlait de fanatiques, et puis La Néra avait disparu… Ce ne serait pas une grande perte. Megalis, quand elle y songeait, se disait que c’était l’occasion pour les Hightower de tirer leur épingle du jeu et de recevoir le titre qui leur revenait. S’ils prenaient la tête du Bief, leur alliance serait plus puissante que jamais.

Mais Aegon… Et s’il renversait la balance ? Et s’il ruinait ses efforts ?

Megalis repoussa les notes qu’elle lisait et relisait, et plongea son visage entre ses mains. Elle massa ses tempes, espérant que son agente revienne vite. On toqua à la porte et elle releva rapidement la tête pour croiser le regard de son oncle. Yoren avait comme toujours son air à la fois orgueilleux et sombre, si caractéristique de sa personne. Elle força un sourire vers lui – il la savait anxieuse et s’inquiétait pour elle, surtout parce que c’était lui qui avait dégoté son agente et que donc, il savait qu’elle mijotait quelque chose. Et elle n’était pas dans l’offensive, mais bien dans la défense et sur ses gardes.

— Mon oncle ?

Elle se força à adopter une voix claire, plus pour se rassurer elle-même que lui au final.

— Il est si tard que ça ? reprit-elle.
— Non. Votre sœur est là.

Megalis eut un sourire rasséréné.

— Oh, faites-la entrer !

Elle se releva lentement et sourit à Rowena, que Yoren faisait entrer. Megalis la trouvait un peu plus effacée ces derniers temps, du moins plus que d’habitude, comme si quelque chose la troublait. Ou peut-être était-elle devenue totalement paranoïaque… Elle cilla pour effacer ses tracas derrière une mine plus avenante.

— Rowena, je peux faire quelque chose pour toi ? Comment vas-tu ?

Les circonstances… Celles-ci pouvaient vouloir dire bien des choses. Les fanatiques dans les rues, le timbré Targaryen à l’Est, le Grand Argentier disparu… Westeros allait mal. Les dangers étaient partout, et surprenamment, c’était le Conflans qui semblait se porter le mieux actuellement – fait étrange quand cette région était toujours au centre de toutes les emmerdes du monde. Soit.

— Je vais bien.

Elle tut tout : sa grossesse, Aegon, son agente, tout. Elle savait Rowena sensible et ne voulait pas la troubler plus qu’elle ne l’était déjà naturellement. Alors elle étouffait peines et angoisses derrière un sourire serein, c’était plus simple que de partager ce qu’elle avait sur le cœur.

Elle invita Rowena à s’asseoir si elle le souhaitait et servit deux coupes de vin tout en l’écoutant. Elle arqua les sourcils, agréablement surprise par l’audace de sa jeune sœur. Celle-ci voulait enquêter, voilà qui était intéressant. Megalis sourit en coin.

— Je suis d’accord, ces fanatiques sont un problème de taille. Et si nous apportions la clé de tout ça à la Couronne, nous pouvons être sûres qu’elle sera redevable à notre famille.

Chose qui l’intéressait grandement quand elle avait absolument besoin de l’appui de lord Tyrion pour la suite de ses plans. Et ceux-ci concernaient directement Rowena. Mais elle n’avait pas besoin d’en savoir plus, pas pour le moment. Et peut-être même jamais, d’ailleurs. Aelinor avait raison : moins Rowena en savait sur leurs plans futurs, plus ceux-ci auraient de chances de se dérouler parfaitement.

— As-tu des pistes ? Je n’ai pour le moment entendu que de brefs murmures sur leur présence et sur des saccages de bordels, rien de bien concret. Le Conseil restreint lui-même a l’air peu renseigné… Mais si tu sais quelque chose, dis-le moi, ça nous fera une piste de départ.

Yoren râlerait sans doute si elle lui intimait encore de la protéger dans une entreprise potentiellement risquée, mais elle savait que Willos et son esprit aventureux se feraient un plaisir de se joindre à ses deux sœurs. Megalis trempa ses lèvres dans sa coupe de vin, songeant que l’idée était alléchante. Cela occuperait l’esprit de Rowena, et le sien aussi au passage, elle en avait assez de se tracasser seule ici.

Aux mots de sa sœur, le sourire de Megalis se crispa et s’attendrit en une fraction de seconde. Elle leva sur elle un regard quelque peu navré. Rowena aurait été si prometteuse si elle n’avait été si faible. Si elle savait se taire, aussi, avant d’en dire trop. Parce que c’était bien ce qu’elle faisait à cet instant : promettre de belles choses, donner l’étincelle d’espoir quant à la force que son petit être pouvait renfermer – et l’écraser des grosses bottes de sa naïveté.

La lionne prit quelques instants pour peser les mots de sa cadette, se demandant comment répondre à cet élan candide. La croyait-elle prête à abandonner ? Elle, et même leur famille ? Eddara ne connaîtrait le repos qu’une fois Castamere reconquis. Que quand leurs bannières flotteraient au-dessus de Castral-Roc. Les lions d’or devaient périr, s’éteindre, étouffer dans leur orgueil.

Le sourire de Megalis revint plus sereinement sur ses lèvres. Elle acquiesça, se fit doucereuse.

— Oui, c’est cela Rowena : soyons gentils.

La colère brûlait dans le fond de ses yeux.

— Après tout, la gentillesse nous a bien servi ces dernières années : quand j’ai été otage à la cour, quand Père s’est comporté en bon petit soldat et a répondu à l’appel de nos suzerains, mourant pour eux sur le champ de bataille.

Son sourire s’était crispé, se faisant sombre balafre sur son visage.

— Il n’y a pas de place pour la gentillesse pure ici.

Derrière sa voix égale, n’haussant jamais le ton, la froideur de ses mots parlait à elle seule. Megalis balaya la conversation d’un vague geste de la main et expira sa rage d’un bref soupir. Elle cilla plusieurs fois, tentative de chasser la rage qui remontait le long de sa gorge comme une bile amère.

— Des rumeurs, dis-tu ? Qu’as-tu entendu ?

Elle retrouva son sourire, du moins, une ombre qui flottait sur son visage dans une tentative d’amadouer sa jeune sœur. Elle l’avait compris avec le temps, brusquer trop fort Rowena ne risquait que de l’effrayer. Alors elle devait réfréner ses colères et plaquer à ses lèvres ce fichu rictus qui, comme on met du miel dans les breuvages amers, aidait à faire passer la pilule quand les réalités étaient trop dures. Pauvres oreilles, pauvre petite chose.

Megalis papillonna encore des yeux, cherchant à chasser encore et encore la colère que la fragilité de Rowena lui inspirait. Elle ne devait pas devenir comme leur grand-mère. Eddara était un monstre dont elle refusait de se rapprocher plus, quand bien même elle la savait, au fond d’elle, si semblable à sa propre personne – une idée qu’elle abhorrait.