Quand il regardait autour de lui, Cregan se disait que ce n’était pas lui, le chien. Avec leurs sourires hypocrites et leurs regards rendus vitreux par l’alcool, ici, tout le monde lui paraissait bien bête. Les bras croisés contre la poitrine, le Chiot avait l’œil ténébreux de ses mauvais jours, dardant celui-ci sur toutes les faces bouffies d’ivresse et d’orgueil qui l’encerclaient. Au son des violes, des flûtes, des tambours, ils dansaient et tournoyaient sans se rendre compte que leur monde était plongé dans l’obscurité la plus totale.

Les ténèbres s’amassaient autour d’eux, depuis des années, et peut-être avaient-ils combattu les Autres à Winterfell, le mal de ce monde n’avait toujours pas été chassé au profit de la lumière. Il manquait encore Azor Ahai à cette terre.

Les Grandison, ivres d’une gloire qu’on leur refusait au vu de leur rang, s’étaient présentés au bal célébrant la fin d’année pour se montrer et grapiller la moindre étincelle de puissance. Mais si eux avaient la force de se parer de beaux sourires, Imry le premier, il n’en était rien de Cregan. Il était sans doute le plus arriviste de tous, pourtant, il ne se perdait pas en palabres ni en quelques jeux de bouffon pour charmer le monde autour de lui.

Alors qu’il avait le visage fermé et grave, les lèvres sèches et le regard noir, Cregan laissa ses traits s’adoucir un peu quand sa plus jeune sœur vint à lui. Dans sa douceur, Roanne s’approcha et lui prit les mains avec délicatesse, le conviant à une danse. Il la rabroua, avec douceur pour elle, parce qu’il n’aimait pas danser. Et il ne voulait pas célébrer.

La musique se tut et frère et sœur se retournèrent vers un septon qui entonnait une louange. Les bras levés vers le ciel, il se mit à prier les Sept avant d’être rejoint par la foule. Roanne tourna un air attentif vers l’homme de foi tandis que Cregan déformait son visage d’écœurement. Il se détourna du mécréant et pressa le pas vers la sortie de la salle de bal. Il trouva l’extérieur de la cour, poussa un long soupir, un brin soulagé d’échapper à cette prière aux faux dieux.

A côté de lui, au cœur d’un brasero crépitaient quelques braises. Cregan posa le regard sur elles, sa main effleurant la bordure du récipient. Les flammes happèrent son attention, il vit son dieu qui lui parlait depuis son trône de lumière. Il se mit à le louer à voix basse.

— Oh Maître de la Lumière, ô R’hllor… Comme ta lueur manque à ce monde. Comme je suis chanceux que tes braises réchauffent mon âme mortelle… Puisses-tu éloigner ces faux dieux que tous louent et prient comme des moutons égarés…

Ses dents se serrèrent, de rage, alors qu’il marmonnait d’autres prières. Il n’entendit même pas les pas d’une autre personne dans la cour, une autre brebis qui fuyait les sept figures monstrueuses de l’ombre, comme lui le faisait ?

Il entendit les sanglots avant les pas, et se retourna juste à temps pour voir son visage et entendre sa voix. Mon seigneur, des titres ridicules qu’on lui devait parce qu’il était né noble, alors qu’il n’avait rien et n’aurait jamais rien. Il n’hériterait pas de Grandview, ne deviendrait pas le sire au lion endormi, rien. Il ne serait jamais rien que le Chiot aux yeux de sa famille. Il se renfrogna – si seulement c’était possible puisqu’il n’était jamais bien chaleureux.

Cregan dévisagea celle qui avait troublé sa prière. Elle était blonde aux yeux clairs, sans doute une gosse du Bief ou de l’Ouest. Un brin de femme, qui chouinait, lasse de la musique et de la fête. Il haussa lentement les sourcils. Malgré ses pleurs elle tentait de sourire, était-ce dans une tentative d’user de son charme juvénile ? Il se méfiait des femmes comme si elles avaient toutes été des sorcières.

— Bonsoir, répondit-il de son éternel ton abrupt.

Il reprit quelques secondes pour l’observer en détail. Un chignon fait de tresses, une belle robe qui trompait sa richesse, elle était pour sûr bien née. Cregan y vit une possible opportunité. Ashara Dondarrion, la garce de Havrenoir, dédaignait répondre à ses avances. Alors en attendant qu’elle daigne accepter qu’il lui fasse la cour, il pouvait bien trouver d’autres manières d’étendre son influence.

La jeune femme face à lui, pour sûr, tenait plus de l’agneau que du loup. Et lui n’était peut-être qu’un Chiot, il savait se montrer convainquant. Il étala à ses lèvres un sourire charmant, autant qu’il pouvait l’être puisqu’il avait toujours l’œil sévère.

— Oui, ça commençait à devenir un peu pesant, avoua-t-il sincèrement – forcément, quand on déclamait des prières aux Sept, ça lui pesait.

Il leva un sourcil, feignant l’intérêt.

— Et vous ? Qu’est-ce qu’une jeune dame comme vous fait seule ici, dehors ?

Cregan tentait de mentir mais n’était pas un as de la manipulation. Il était plutôt fonceur, plutôt nerveux, un soldat et non un diplomate. Ainsi, malgré son ton qu’il tentait d’adoucir, il feignait mal la bonhomie et conservait son air supérieur et sévère.

Elle confirma que l’atmosphère et Cregan leva un sourcil vers elle. Il se demanda un instant si elle aussi, ne supportait pas les sornettes que clamaient les religieux des Sept ce soir-là. Il lorgna sur elle, détailla le regard humide et candide, le visage doux, et songea qu’elle devait être idiote et donc, croire en les faux dieux. Il eut un bref reniflement, hautain à souhait, et il ne répondit pas.

Mais alors que Cregan allait reporter ses yeux dans les flammes qui happaient son âme, il entendit la suite du discours de la demoiselle et une idée germa dans son esprit. Elle devait se sentir si seule, petite libellule perdue dans le froid de l’extérieur. Un sourire creusa lentement les lèvres du Chiot, et il retira sa cape pour la tendre à la demoiselle.

— Je sais ce que c’est. Être si seul et abandonné par ceux qu’on aime.

Il avait tout à coup la voix moins sèche et glaciale. Le ton abrupt comme toujours, mais cet homme, on ne le refaisait pas. Et puisqu’il mentait bien mal, il décidait d’utiliser sa réalité pour guider l’esprit fragile de la jeune fille vers la lumière.

— Je l’ai vécu moi aussi, j’ai vu mes frères mourir sous mes yeux, ma sœur aussi, trahie par sa foi. Mais j’ai découvert une voie pleine de promesses et de lumière qui m’a offert un second souffle. L’espoir que j’avais perdu, je l’ai retrouvé.

Il jeta un rapide coup d’œil vers la jouvencelle, se demandant si son discours un tantinet larmoyant allait la berner. Elle se présenta et Cregan inclina poliment la tête. Il eut un sourire.

— Ser Cregan Grandison, enchanté lady Farman.

Elle s’avança vers le brasero pour se réchauffer et sans bouger, le Chiot la laissa faire. Son rictus s’étala plus grossièrement sur les traits de son visage et il hocha un peu la tête, seul dans ses pensées. Il pouvait ou convertir les hérétiques, et celle-ci paraissait être une proie facile.

— C’est magnifique, n’est-ce pas ? Toutes ces flammes, dit-il doucement.

Le regard de Cregan s’assombrit, lourd d’incompréhension et de jugement, quand la pauvre demoiselle le considéra enrhumé. Enrhumé ? Ses sourcils comme une barre au-dessus de ses yeux, le regard plus ténébreux que jusqu’alors, il observa la petite durant de longues secondes, interdit. Qu’est-ce qu’elle entendait par là, celle-ci ?

— Une pneumonie ?

Il répéta bêtement ce mot, de sa voix grave, tout simplement parce qu’il ne comprenait absolument pas d’où elle tirait ça. Dans son hébétement, il resta planté là un bon moment, sa cape tendue vers elle, avant de se décider à s’entêter. Le Chiot n’était-il pas connu pour ça ? Il était plus borné que simplement têtu, et ce n’était pas une mioche pleurnicheuse qui allait le changer.

— Non, j’insiste.

Cette fois, il y avait moins de chaleur dans sa voix et une pointe d’agacement perceptible. Il ne jouerait pas quarante ans son numéro de charme, non plus – il avait d’autres chats à fouetter, et surtout un Maître à servir.

Son impatience se tut quand elle se désola de ses déboires. Si on pouvait appeler ça ainsi – la guerre, le feu, la guerre encore, et surtout de multiples traîtres qui se proclamaient Azor Ahai sans l’être réellement. Lui, sentait les flammes rouler dans ses veines et y faire bouillir le sang. Lui, pouvait être digne de ce titre.

Son sourire s’élargit comme celui d’un monstre carnassier quand elle demanda ce qu’était cette voie. Il s’approcha d’un pas de plus du brasero, la  chaleur qui émanait du feu devenant plus incisive si proche. Ses yeux furent totalement absorbés par les flammes, alors qu’il prenait une voix plus profonde encore, lointaine, de celles qu’il employait quand il pouvait prier à voix haute – là où on ne le traiterait pas en hérétique.

— Dans le feu, répondit-il seulement.

Le crépitement dans le brasero parut lui répondre, ses yeux s’agrandirent avec plaisir.

— Vous a-t-on déjà parlé du Maître de la Lumière ?

Elle avait pris son reniflement hautain comme s’il avait s’agit d’un rhume. Cregan resta immobile, sa cape tendue, elle finit d’ailleurs par la prendre. Le Chiot hocha brièvement la tête comme pour chasser toute méprise entre eux, quand bien même il se disait qu’elle avait l’air d’une parfaite petite idiote. Elle répondait à ses sourires par des sourires, mais semblait au final aussi tendue que lui – quoi que d’une manière bien différente. Lui était comme toujours en colère, elle avait l’air d’une biche effarée.

Fort heureusement, cette rencontre fort ennuyeuse connut un tournant plus agréable : la demoiselle semblait ouverte à la découverte d’un nouveau chemin.

Et qui de mieux que lui ici pour le lui enseigner ?

Ses lèvres s’ourlèrent un peu plus, il passa une main au-dessus des flammes, appréciant la caresse de leur brûlure en se sentant si proche de son dieu.

— On l’appelle aussi R’hllor, le Rouge, Cœur du feu… Il incarne la vie, la lumière, la chaleur et l’amour. Il a créé le soleil et les étoiles. Il est la lumière qui chasse les ténèbres. Littéralement.

Il tourna son sourire sur Rowena, retirant sa main qui commençait à lui faire mal sans qu’il l’avoue, et de l’autre il l’incita à s’approcher.

— Regardez les flammes, ma dame. Demandez-leur ce que vous voulez, je suis sûr que le Maître de la Lumière chassera l’obscurité en vous et ramènera la lumière dans votre cœur.

Lui-même recula d’un pas, laissant à la jeune dame la place devant le brasero. Qu’elle y trouve les lueurs qui manquaient à sa vie. Il ajouta, d’une voix de basse, moins grinçante qu’à l’accoutumée :

— Chez les prêtres rouges, il est coutume de dire que la nuit est sombre et pleine de terreurs, mais que le feu les brûle toutes.

Petite chose stupide, pauvre brebis égarée, la douce Rowena s’avança vers les flammes et chuchota ce qu’elle désirait plus que tout au monde. L’amour ! Cregan l’aurait cinglée d’une remarque acerbe, de cet humour tout à lui qui ne faisait jamais rire les autres, s’il n’y avait eu sa quête. R’hllor devait naître dans les cœurs pour briller de nouveau. Et sans Stannis pour guider sa flamme de vérité à Westeros, qui ici parlait encore du Maître de la Lumière ?

Il restait encore Cregan, les Grandison, qui gardaient le brasier avec ferveur. La flamme n’était pas morte, pas éteinte, pas encore.

Alors Cregan l’encouragea :

— Un très beau rêve que celui-ci.

Le mensonge écorcha sa bouche, il y avait quelque chose d’ouvertement trompeur dans sa voix, quelque chose qui sonnait faux dans sa grave raucité. Il n’était qu’un soldat. Un Chiot.

La petite Farman tourna un faible sourire vers lui, Cregan s’affaira à y répondre sans grand succès. Et la question de l’enfant ralluma un espoir autre en lui. Il sourit. Fier.

— J’ai découvert la foi du Maître de la Lumière à la guerre, aux côtés de Stannis Baratheon… Je m’y suis converti. Ensuite… C’est un secret – qu’il reste entre nous, chuchota-t-il.

Une seconde de flottement. Encore un sourire. Une étincelle dans ses yeux.

— Ensuite, je suis parti apprendre à Volantis, j’y suis devenu Prêtre Rouge.

Un mensonge qu’il ne s’admettait pas à lui-même. Il savait lire dans les flammes. Connaissait la vérité du monde et la voix du feu. Nul ne lui arracherait ce doute.