Ainsi, nous nous rencontrons !

L’heure du Concile approchait. Et avec lui, les nobles des grandes et des petites maisons du Bief. Tous les jours, ils marchaient sur les routes Biefoises rendues sécurisées par les garnisons de Cendregué, de Ville-Vieille et de Hautjardin. Les patrouilles avaient été doublées, voir triplées, les chambres préparées par la délicate Aelinor, et le cérémonial, par Treyvir lui-même. Mais aujourd’hui, plus que les autres jours – et sans doute moins que lors de l’arrivée du Maître des Lois – une invitée de marque intéressait Treyvir. Un intérêt purement politique et économique, bien-sûr, mais un intérêt grandissant. Surtout depuis les évènements des dernières semaines et des derniers jours.

Desmera Redwyne, Dame de La Treille. Partenaire économique d’importance du Bief dotée d’une situation géographique stratégique et d’une fortune sans cesse croissante. Outre l’attrait du Cendregué pour le vin de La Treille, il désirait surtout une alliance, et le lui avait fait savoir il y’a bien longtemps déjà au travers d’un échange de missives qui, au final, demeurait dans l’attente d’une conclusion d’un jour où ils pourraient se rencontrer. Car, à cette époque, Treyvir ne pouvait quitter Cendregué… Et Desmera, elle, était connue pour son manque d’appétence face aux voyages. Elle souhaitait rester chez elle, et uniquement chez elle.

Cela pouvait se comprendre, d’une certaine manière. Mais Treyvir ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine forme de jugement et de dédain pour la Seigneuresse de La Treille qui était si peu enclin à rendre visite à autrui à moins d’y être formellement obligée. Quel genre de seigneur ou dame refusait à ce point cette partie du rôle politique qu’était le voyage ? Après tout, les alliances ne se construisent ni ne s’améliorent sur les missives ; les mariages ne se bâtissent point que sur quelques gribouillis de vélins ; les ententes et les guerres, ne naissent pas que sur papier. Comment pouvait-elle être à la tête d’une telle fortune en se reposant uniquement sur des exportations et des papiers ? Ne devait-elle point voire ses alliés ? Rencontrer ses partenaires ?

En tous les cas, elle était là aujourd’hui. Car les éclaireurs avaient rapporté la venue d’une caravane aux couleurs de La Treille, et Treyvir, dès lors, avait fait préparer l’entièreté de la cour de Hautjardin. Les couleurs des deux maisons – et celle des Hightower évidemment – trônaient dans de beaux étendards, un tapis avait été posé entre la zone d’arrêt de la caravane et l’arche qui symbolisait l’entrée piétonne du château. Une petite fanfare devait jouer le début de l’hymne de La Treille, en signe d’hommage, et, enfin, Treyvir se tenait au milieu du chemin, endimanché dans ses plus beaux habits.

Il portait une livrée froide mais ô combien ésotérique. Comme toujours depuis ces derniers jours, il portait un pantalon de lin réhaussé de velours couleur de terre, ainsi qu’un pourpoint brodé de brocard bleu nuit au-dessus duquel trônait un manteau de cuir tanné à nouveau couleur de terre à nouveau, lui donnant un air résolument austère. Sept boutons de manchettes, Sept boutons de poitrine en forme de marteaux se liant d’un trait de cuir, ceinturé d’une ceinture de cuir tressée sur elle-même et fermée par un fermoir d’acier en forme d’enclume. A sa hanche droite pendait une épée au fourreau savamment travaillé, et, sur ses épaules, se trouvait un col de fourrure pour lui tenir chaud. Enfin, un col officier – remontant jusqu’au-dessous du saillant de sa mâchoire, l’aidait à se tenir droit dans ses habits alors qu’il saluait d’une révérence protocolaire la Dame de La Treille qui descendait de son carrosse.

• « Bienvenue à Hautjardin, Lady Redwyne. » Dit-il, inclinant la tête et le haut du corps, alors que les instruments à vent se mirent à retentir de quelques notes bien senties. « Au nom de Mestre Lomys, régent de Hautjardin, de Lady Hightower et en mon Nom, je vous souhaite la bienvenue et vous accueille aujourd’hui en cette magnifique cité et son château historique. Avez-vous fait bon voyage ? Dois-je faire venir quelques rafraichissements ? » Proposait-il avant de reprendre après une courte pause. « Vos appartements ont été préparés ce matin. Les domestiques porteront vos affaires et les placeront dans vos appartements privatifs. Permettez ? » Il tend son avant-bras pour l’accueillir, et la mener doucement vers l’intérieur dudit château tandis que tout le monde s’activait pour ramener les affaires de la Dame de La Treille dans les appartements préparés pour l’occasion. « J’ai été très heureux d’apprendre dans votre missive que les renseignements fournis vous auront aidés à sécuriser votre fief. Soyez assurée qu’à l’avenir, tout autre renseignement regardant la sécurité de vos terres vous seront immédiatement communiqués pour le bien de ce que j’espère être une future alliance. »
  

• « Lady Aelinor me fait vous dire qu’elle est désolée de ne pas pouvoir vous accueillir en personne. Elle se joindra à nous plus tard dans la journée, notamment, pendant le repas, après les ablutions religieuses traditionnelles afin que vous puissiez vous recueillir au sein du temple après ce long voyage. »

Avançant tous les deux d’une démarche lente et presque chaloupée, le Lord Cendregué guide la Dame de La Treille dans ces couloirs qu’elle connaît pourtant déjà. Il se tient droit, fier, fort et puissant, et offre à la jeune femme toute la puissance de sa musculature tout en demeurant suffisamment loin d’elle par le langage du corps pour ne point laisser place à une quelconque promiscuité. Il ne faudrait pas que quelqu’un ramène aux oreilles d’Aelinor que Treyvir aura changé la cible de ses charmes pour le Dame de La Treille.

• « Vous m’en voyez ravis ! » Lui dit-il, un sourire dans la voix et, la regardant de trois quart, lui offrant ledit sourire au plaisir de sa vue. « Vous savoir ici parmi nous plus longtemps que le temps de ce concile me réjouit : il me tardait de vous rencontrer et, surtout de deviser avec vous de ce que nous avons discuté par encres interposées. » Lui dit-il, se permettant alors de parler ainsi lorsqu’ils n’étaient plus qu’un tout petit comité au milieu d’un long corridor gardé par les troupes des Cendregués. « Sachez ma chère, qu’aucun calcul ni aucune félonie d’aucune sorte n’ont motivé la délivrance de mes informations concernant la présence fanatique sur vos terres. Je suis un politicien, bien-sûr, mais je reste un honorable seigneur du Bief. Vous aider était un honneur, un devoir, et un acte de foi. Toutefois, j’aimerais poursuivre nos discussions quant à notre… Future alliance. Si j’ai moi aussi réussi à libérer mes terres des menaces qui pesaient sur elles directement, mes gens ont souffert, et mon intendance aussi. Votre aide financière me semble plus que bienvenue, en plus d’une entente militaire et d’intelligence. »
  

• « En effet. » Dit-il, s’installant ensuite dans un fauteuil qui faisait face à la Dame de La Treille, tout en gardant une distance respectable entre les deux. « Je n’ai, à ce jour, encore aucune idée de quel chiffre cette aide pourrait atteindre, car je n’ai pas voulu reconstruire mes terres en faisant des promesses de financements que je n’avais pas. Je pense que vous pouvez comprendre. Toutefois, je sais certains de mes logisticiens dévoués, prêts à faire l’inventaire de ce dont nous aurions besoin pour pouvoir nous reconstruire. Si vous y êtes disposée, je pourrais me faire parvenir cela d’ici une à deux semaines. »
  

Puisqu’elle désirait être triviale en laissant de côté certains tours et atours d’une discussion politicienne, pour se plonger plus sérieusement dans les méandres d’une discussion terre à terre entre deux dirigeants, Treyvir serait trivial. Il avait été relativement honnête depuis le début de ces choses, et, lorsqu’il lui parlait de l’absence d’agenda, il avait, en réalité, à moitié raison. Il espérait, bien-sûr, que son aide charitable lui servirait indirectement… Mais il l’avait fait de bon cœur, pour l’unité du Bief, justement.

• « Mais, en plus de cela, c’est de l’avenir de nos terres que je veux vous parler. Mes informations indiquent que Ser La Nera est impliqué plus ou moins largement dans ces histoires de fanatisme religieux. Si je ne connais pas… La nature de ce lien, je sais qu’il existe. Dans le quartier de Culpucier, dans les ombres, s’agitent ces fanatiques. Ils sont financés par un seigneur de l’Ouest, mais je n’ai pas encore réussi à obtenir l’identité de cette personne… J’ai besoin d’aide, pour financer des missions concernant ces recherches d’informations, de témoignages et… Et bien, de connaissances sur ce qui se trame dans notre dos. Est-ce que cela vous intéresse ? »
  

• « Vous l’aurez. Dès aujourd’hui, je commanderais à mes gens de réaliser ce travail en attente. La réponse ne devrait pas prendre trop de temps. Votre réponse sera sans doute plus à même de m’atteindre à Cendregué. Si je suis en déplacement, ils sauront toujours où me trouver. »

La curiosité de la jeune femme sur la suite des discussions était compréhensible, et même, plutôt naturelle. Toutefois, les supputations et autres interrogations qui découlaient de cela, ressemblaient davantage aux élucubrations faussées de quelques peurs révélées. Ou alors, savait-elle quelque-chose que le jeune Seigneur ne connaissait pas ?

Si les Seigneurs de l’Ouest ne semblent avoir aucun intérêt à fomenter quoi que ce soit de négatif lié à la religion sur le territoire du Bief, sinon, pour nous obliger à acheter plus de métal afin de nous armer ou pour pouvoir nous prendre nos terres, d’autres choses, plus simples, pourraient expliquer ces motivations. Après tout… Des fous, il y en a partout. Peut-être qu’un seigneur fou, illuminé, aux délires de grandeur mal placés, pourraient financer tout cela dans le seul but de satisfaire aux idéaux fous qui l’animent ?

• « De la même manière que j’ai pu obtenir les informations du campement sur vos terres : en attaquant celui qui se trouvait sur les miennes. Des prisonniers que j’ai pu y faire après un terrible combat, et après les avoir passés à la question, j’ai pu obtenir toutes sortes d’informations. Notamment la localisation de trois campements, dont celui de vos terres. Et la localisation approximative de l’un des financiers de ce mouvement fanatisé : un seigneur de l’Ouest. » Expliquait-il, avant de prendre une pause et de réfléchir. « Je devrais obtenir d’ici peu, d’autres informations. Dame Aelinor et moi avons un… Filon, que nous sommes en train de remonter. N’ayez crainte, vous saurez également tout ce qu’il y’a aura à savoir. »

L’amitié entre Desmera et Aelinor ne devait jamais être oubliée par Treyvir. Et, sachant cela, il lui fallait également s’adapter tant dans les comportements que dans les informations à distiller. Elles étaient, apparemment, de vraies amies – tout autant que deux politiciennes puissent l’être. Et, nul doute que d’une manière ou d’une autre, Desmera finirait par être au courant de bien des choses concernant tout cela, via Aelinor… Et vice-versa. Rester dans ses bonnes grâces semblait donc important.

• « Aucun seigneur avisé ne tenterait de relancer une guerre entre les territoires, maintenant que Bran le Rompu est sur le trône. Si son conseil aura su prendre de mauvaises décisions sur certains aspects… Notamment en plaçant un reitre à la tête du Bief, relancer des guerres de conquêtes territoriales serait s’aliéner les armées royales… Et cela, aucun seigneur n’y est disposé. Non… Le motif doit-être soit économique, soit purement religieux. Ou alors, la folie, tout simplement… »

• « Je n’en sais rien. Je ne vois pas pourquoi ils auraient dit la vérité sur toutes les questions d’interrogatoires, et un mensonge sur celle-ci. Car, pour le peu que je puisse en savoir à l’heure actuelle, les autres informations obtenues sont elles aussi véridiques. Toutefois… » Il pause, réfléchissant alors qu’il tapotait de son index et son majeur droit sur l’accoudoir de son fauteuil confortable. « Je ne suis pas stupide, ni naïf. Des informations que j’ai eu, celle du financement en provenance de l’Ouest est la seule que je n’ai pas pu contre-vérifier. J’attends beaucoup des prochaines captures et des prochains rapport… S’il s’avère qu’un financement provient bel et bien de l’Ouest, alors, il faudra se rendre à l’évidence : peut-être cela n’est-il point motivé par la logique, mais la folie, à nouveau. »
  

Les doutes de Desmera étaient logiques et compréhensibles. Mais elle non plus ne possédait pas toutes les informations ni tous les détails. Après tout, elle n’avait point appris pour le campement de fanatique sur ses terres, avant que le seigneur de Cendregué ne le lui dise. Ce faisant, qu’elle ne sache pas tout, et qu’elle ne réfléchisse qu’à la logique des choses, ne signifiait pas qu’elle avait la vérité infuse. Ni l’expérience universelle. Ce qu’elle trouvait illogique, quelqu’un d’autre pouvait y voir une décision tout à fait normale et plausible. L’avenir le dirait.

• « Puis-je vous compter parmi mes alliés, ma Dame ? »
  

L’instant était à la fois délicat et agréable, et à la fois intense, impressionnant et… D’une toute nouvelle saveur. Déjà, il avait pu ressentir et goûter ces mêmes instants avec Aelinor, alors qu’il se plaçait de plus en plus comme Lord Treyvir Cendregué, et non plus comme oncle de feu Morren, menteur, manipulateur et meurtrier des Cendregué. Ce faisant, il n’était plus un petit seigneur encore protégé d’une manière ou d’une autre : il était à la fois le présent et l’avenir de sa maisonnée, et donc, le décideur plénipotentiaire de ses terres.

Il était donc bel et bien conscient de ce qui se tramait aujourd’hui et de ce qui se jouait dans cette salle et ce lieu. Face à lui, Desmera était, comme lui, la décisionnaire de La Treille. Tous deux échangeaient depuis des semaines et des semaines, se préparant à négocier quelques accords entre eux qu’ils ne pourraient terminer à distance, l’une et l’autre ayant été longuement obligés de rester chez eux à cause des fanatiques, et de la famille – dans le cas de Morren et de Treyvir. Ainsi allait la vie…

Treyvir leva un doigt, et l’un de ses officiers se dirigea vers lui. Dans le creux de l’oreille, il manda à ce que l’on vienne servir un vin de La Treille, et quelques amuses-bouches. Il réfléchissait toujours mieux le ventre repus, mais, surtout, il appréciait tous les aspects liés aux plaisirs de la table. L’un de ses grands rêves était de réussir à se trouver un chef cuisinier et pâtissier, pour qu’il puisse le recruter et, tous les jours, manger et boire de fabuleux plats depuis les cuisines de Cendregué. Oh oui, il adorait tout cela… Sans doute, même, que s’il le pouvait, il choisirait d’abandonner son rôle de noble pour pouvoir devenir lui-même un maître cuisinier. Mais l’heure n’était pas aux discussions fabulées… L’heure était aux discussions réelles et sérieuses.

• « Puisque tous les alliés du Bief sont vos alliés, et puisque tous les alliés du Bief sont aussi mes alliés, vous, et moi, sommes donc, de grands alliés. » Dit-il, un sourire sincère au visage. « Pour l’occasion, je viens de demander à mon capitaine de faire venir une de vos bouteilles de vins que vous exportez. Il est excellent, j’en suis moi-même un consommateur régulier. Et deux ou trois amuses-bouches, afin de pouvoir fêter cette entente. » Rajoutait-il, toujours dans un sourire et toujours en la regardant droit dans les yeux. « Nous boirons à votre santé et à celle du Bief ! »

Lorsque la jeune Seigneuresse eut le sourire sincère en voyant la bouteille de vint ramenée par Treyvir, et le témoignage selon lequel ce dernier appréciait grandement ce vin produit sur la petite île insulaire, Treyvir le lui rendit. Toutefois, lorsqu’il l’entend dire qu’elle ne boit jamais le ventre vide, le jeune seigneur se voit comme… Soudainement contrit. Il aurait dû y penser : chaque grand amateur de cuisine et de plaisirs des tables le sait, boire sans manger n’est ni une bonne idée, ni une façon de faire. Chaque bon vin se goûte et se profite avec une bonne pièce de viande, un repas bien pensé ou un apéritif bien dosé. Autrement, seuls les alcooliques boivent seuls, sans rien d’autre sur la tablée.

• « Vous avez raison. Pardonnez-moi : ce soir, je commanderais une succulente viande qui ira parfaitement avec votre vin. »