Megalis Farman ♛ carnets & souvenirs

La nuit avait été terrible, effrayante. Les lueurs du port dansaient jusqu’à ses fenêtres, se jouant des ombres au plafond de sa chambre. Ce fut un spectacle, terrifiant et fascinant, qui dura toute la nuit. Un numéro qu’elle avait vu toute son enfance, mais qui lui était devenu étranger. Megalis ne parvint à trouver le sommeil ce soir-là. Elle était rentrée chez elle, la veille au soir, et avait retrouvé les siens. Les siens… Vivement critiquée, par son frère aîné, par sa grand-mère, même par le regard de sa sœur… Ils avaient vu quelle lionne elle était devenue. Si le mouton ne souhaitait être dévoré par les lions, il lui fallait savoir se déguiser pour mieux se glisser parmi eux. Elle s’était confondue avec eux, avait troqué sa fourrure de sang pour lui préférer une toison d’or. Et s’était perdue en chemin. Ses pensées étaient encore tournées vers Cersei, cette reine qu’elle aurait aimé haïr. Mais cette reine qui, malgré l’inimitié entre leurs deux familles, était sa reine.

Alors que poignaient les premiers rayons du soleil, dispersant les ombres mouvantes du port Belle-islois pour répandre une flamme d’or dans sa chambre, Megalis fut surprise par des coups contre la porte. Elle s’immobilisa. Trois petits coups, un silence, puis deux petits coups. Un sourire éclata à son visage alors qu’elle bondissait hors du lit pour ouvrir. Elle ne connaissait que trop bien ce signal qui avait bercé son enfance. C’était leur code secret, leur langage à eux. Willos se glissa dans sa chambre, referma la porte derrière lui, et la prit dans ses bras. Megalis s’accrocha à lui, à sa chaleur, à sa douceur. Elle huma son parfum. Il lui avait tant manqué.

— Allons nous promener, lui dit-il.

Sur la suggestion de son frère, la jeune femme enfila une robe ample et confortable, bien loin des riches parures qu’elle portait habituellement, puis emboîta le pas à Willos. Ils quittèrent les appartements et descendirent les escaliers sur la pointe des pieds, et Megalis se rappela quand ils faisaient cela, enfants. Ils quittaient ainsi le château pour se rendre aux écuries, s’ils étaient assez discrets, ils parvenaient à voler deux chevaux, s’ils se faisaient prendre, ils soudoyaient un garçon d’écurie pour qu’il le leur permette. Ce jour-là, ils échappèrent aux yeux des serviteurs, et harnachèrent en vitesse leurs montures. Puis, se cachant dans des capes trop grandes, ils plongèrent en direction du village en contrebas.

À peine eurent-ils atteint les habitations, au bas de la colline où se dressait Belcastel, de nombreux souvenirs revinrent à Megalis. Ses yeux émerveillés embrassèrent les environs, les sublimes paysages variés qui formaient Belle-Île. Le soleil, haut dans le ciel, dispersait ses rayons flavescents sur les toits des maisons, faisait briller les herbes hautes qui couraient autour des bâtiments. Les arbres penchaient leurs branches feuillues au-dessus des chemins, et tout autour de la bourgade, les champs d’orge luisaient de leur couleur serin. La jeune femme observa les lieux comme si c’était la première fois qu’elle les voyait, les redécouvrant de son œil changé.

— Tout me semble si différent.

Willos lui répondit d’un sourire. Dans celui-ci, nul chagrin. Que le bonheur d’avoir retrouvé sa sœur. Que la chaleur d’un frère aimant. Cela lui changeait de la veille, où les rictus de sa famille étaient emplis d’une noirceur, triste ou enragée, mais il y avait tant d’ombrages dans leurs dents.

— Regarde !

Willos tendit un index vers l’horizon. Megalis regarda la mer qui déroulait ses vagues nerveuses, et sur le port, parmi les navires, une caraque resplendissait plus que les autres. Elle était neuve, il était certain qu’on ne l’avait jamais sortie du port. Sous les assauts du vent, la sirène qui marquait les voiles semblait danser dans le ciel.

— Père a tenu à te l’offrir, comme le veut la tradition, pour tes seize ans. Tu n’étais pas là… Je me suis permis de la nommer pour toi.
— Comment l’as-tu appelée ?
— La Danseuse des Mers.

Megalis sourit tendrement. Elle se souvenait, maintenant. Lorsqu’ils étaient petits, elle attendait avec impatience d’avoir son navire, et souhaitait le baptiser ainsi. Willos l’avait fait pour elle.

— Tu t’en es souvenu, souffla la jeune femme.
— Bien entendu.

Alors qu’elle contemplait les navires, jouant à deviner lequel appartenait à qui – ce n’était pas chose compliquée vu les voiles de chacun – elle se sentit nostalgique. Elle avait raté tant de choses.

— Dis-moi, Willos. Tu étais là quand père…

Elle s’arrêta un instant, le regard trouble. Après le tournoi de la Main, elle n’avait jamais plus revu son père. Elle s’en sentait honteuse et profondément ébranlée.

— Qu’est-il arrivé ?
— Nous pourrons aller le voir aux cryptes, si tu le souhaites. Il ne reste de lui que des ossements, mais au moins, il repose chez lui, ici, à Belcastel. Nous avons été forcés de suivre les Lannister à Hautjardin pour mettre la ville à sac, et alors que nous escortions le butin vers Port-Réal, une horde dothraki a fondu sur nous. Puis le dragon… Willos marqua une pause, ses sourcils s’étaient froncés. Il reprit d’un ton affirmé. Père a vaillamment combattu, mais les flammes l’ont emporté sous nos yeux.

La jeune femme baissa les yeux. Son père. Son pauvre père… Ses sourcils se froncèrent.

— A-t-il souffert ?
— Je ne crois pas. Tout est allé si vite… Mais la dernière chose que j’aie vue de lui, c’était la peur. Mais je ne pense pas que ce soit le dragon, ni même la mort, qui l’ait tant effrayé. Sa sœur leva ses yeux voilés de douleurs vers lui. Je crois qu’il a eu peur de ne jamais te revoir.

Megalis ne put que rester muette. Un triste sourire passa sur ses lèvres et elle hocha doucement la tête, reposant ses yeux sur l’horizon.

— Merci de m’avoir dit cela. Tu sais, pendant toutes ces années, j’ai beaucoup songé à vous. J’ai tout fait pour ne pas oublier, mais… Je ne saurais me rappeler la voix de père, avoua-t-elle la voix chargée de remords.
— Sèche donc ces vilaines larmes, souffla Willos d’un ton chaleureux. Tu étais une enfant, Meg. Et aujourd’hui, tu es de retour. Tu lui feras honneur. Nous lui ferons tous honneur.
— Pour monture le vent, répondit-elle dans un chuchot en observant les flots au loin.

Les rires se turent à l’instant où Eddara saisit les jumeaux par le col, les arrêtant dans leur course. Elle arracha à Megalis le capuchon sous lequel elle avait caché ses longs cheveux, faisant retomber ceux-ci en cascade sur ses épaules. L’enfant n’eut pas le temps de protester, la main ridulée se verrouilla autour de sa mâchoire pour la forcer à affronter les yeux de glace. Malgré son grand âge, sa grand-mère avait encore de la poigne, et la jeune fille savait bien quel savon elle allait encore lui passer. Sous le cran ferme des doigts autour de son visage, la douleur l’irradia et fit rougir ses joues. Willos, bien plus intrépide que le reste de la fratrie, piailla pour elle.

— Vous lui faites mal, bonne-maman !
— Retourne donc à ta chambre, lui cracha Eddara.

D’un geste, elle poussa le garçon plus loin dans le couloir, avant d’empoigner Megalis par le bras et de l’entraîner à sa suite. La gamine frémissait déjà, se demandant quelle correction elle allait recevoir – sa grand-mère la battrait-elle ? Ou la ferait-elle se sentir minable, comme elle le faisait si souvent ? N’osant protester plus, la jeune fille se laissa faire, et suivit Eddara jusqu’à un salon de Belcastel. À quatre pattes au sol, une jeune servante lavait le sol d’un chiffon humide. La dame douairière des lieux n’eut qu’à ouvrir la bouche pour la faire fuir. Tout le monde ici craignait les humeurs d’Eddara. Ses petits-enfants les premiers, probablement. Lorsqu’elles furent seules, l’aïeule claqua la porte avant de s’approcher dangereusement de Megalis. Celle-ci baissa un peu la tête, fermant les yeux, espérant que cela se passe vite. Elle pouvait encaisser les coups de bâton ou les violentes remontrances, elle en était coutumière.

— J’ai été dérangée pendant mon bain parce que j’ai appris que deux sauvageons s’étaient infiltrés dans le château, des petits roturiers qui empestaient le fumier et qui couraient librement de Castel-Hydre à Belcastel en passant par la cour privée. Imagines-tu quel déshonneur tu jettes sur notre famille ? Imagines-tu combien j’ai honte ? Imagine ce que j’ai ressenti en découvrant que ces deux petits sauvageons tout crottés n’étaient autres que mes petits-enfants ! Imagine ! Et le pire – l’un des deux est une fille qui se déguise.

Megalis n’osa répondre, gardant les yeux bas, alors qu’Eddara reprenait, le ton plus soufflé, plus vicieux aussi. Oh, la jeune fille détestait quand elle parlait ainsi – l’on aurait dit un serpent.

— Tu te crois maline ? Oui, tu te crois sans doute maline, à charmer tout le monde avec tes beaux yeux bleus, à dévoiler tes dents dans tes risettes ridicules, à te faire passer pour un grand soleil, à faire croire que tu es la belle éclaircie qui sauvera le monde de l’orage. Tu n’es rien de cela. Tu te crois déjà reine alors qu’aucune couronne n’a effleuré nos fronts depuis des centaines d’années. Tu te penses promise à une grande destinée mais tu ne tends même pas tes mains pour t’en saisir. Tu attends, petite idiote – et tu te crois maline.

L’enfant battit des paupières, resta muette de longues secondes. Puis, ayant trouvé comment se sortir d’un tel pétrin, elle souffla :

— Alors apprenez-moi, bonne-maman.
— Première leçon : le masque, répondit sèchement l’aïeule. Revêts-le et ne t’en sépare jamais. Aux yeux d’autrui, tu devras toujours être irréprochable. Parfaite. Tu devras sourire quand il le faut et montrer les crocs parfois, mais aussi apprendre l’art de la courbette, jamais trop bas, ni trop haut – juste ce qu’il faut. Il te faudra charmer, mais pas comme tu le fais actuellement ; tu seras belle, une fois devenue femme. Profite-en. Ne laisse jamais croire que tu es acquise, ne sois pas si solaire. Sois glaciale. Oui, sois cette beauté froide que tous désirent mais que nul ne saurait atteindre. Ne mets pas ton avenir entre les mains d’un dieu tout-puissant. Cultive ton esprit. Sois intéressante et informée. Aie toujours un coup d’avance sur les autres. Aie confiance en toi, en qui tu es, en ce que tu es. Une fois que tu sauras qui tu es, mais que les autres l’ignoreront, tu auras toutes les cartes en main. Et alors, tu seras reine.

Megalis leva doucement le regard vers Eddara, la questionnant du regard. Reine… C’était tout ce à quoi elle avait toujours aspiré, il fallait dire que c’était ainsi que son père la voyait. Oh, Sebaston la couvait bien trop, lui donnait bien des surnoms royaux. Il l’avait même dit, en la nommant à sa naissance – un prénom de reine. Voilà à quoi elle était destinée. Mais elle était surtout destinée à Eddara. Elle était le bras armé de sa vengeance, même si elle l’ignorait encore.

— Parlez-moi du masque, dit-elle la voix timide.
— M’as-tu déjà vue m’esclaffer ? Rire à gorge déployée ? M’incliner bien bas pour baiser les pieds d’un quelconque seigneur en mal d’ego ?
— Non…
— Voilà ce qu’est le masque, sculpte ton visage dans la glace, et tu seras inatteignable. Ne laisse jamais personne savoir ce que tu peux bien penser.

L’enfant fronça les sourcils en levant le menton pour mieux attraper le regard de sa grand-mère. Elle avait tant de questions… Alors que l’incertitude marquait son visage, il n’en fallut pas plus à Eddara pour franchir le pas qui les séparait. Elle saisit Megalis au visage d’une poigne ferme, écrasant douloureusement la peau sous la pression. Ses traits se tordirent sous la douleur alors que déjà les larmes poignaient à ses yeux.

— Le masque !, tonna Eddara en la relâchant brutalement.

Megalis frémit pendant de longues secondes, mais quand elle vit la main levée de sa grand-mère, prête à s’abattre sur elle, prête à lui faire apprendre cette étrange leçon de force, elle se ressaisit. Alors, l’enfant fit taire ses larmes, cessa de trembler, ravalant toutes ses émotions – la peur, la colère, l’injustice, tout disparut. Tout se figea derrière un visage impassible et un regard froid. Alors la main s’abattit en caresse contre sa joue, pour la féliciter par une tendresse bien trop rare. Eddara était fière d’elle ; Megalis apprendrait vite.