[Braavos] L'inspiration divine des préjugés | PV Henosha [Terminé]

La respiration haletante, Sariel se jette entre les premières portes qu’il aperçoit. Sur l’instant, il se fiche bien de savoir sur quel temple ces portes ouvrent ; elles ouvrent sur un refuge temporaire. Un lieu où il peut reprendre son souffle, dégourdir ses jambes martyrisées par cette course effrénée, et surtout, fuir ces hommes qui n’ont qu’une envie, lui faire sa fête. De toute évidence, ils n’ont pas aimé se faire détrousser à un jeu de hasard totalement truqué, où Sariel a raflé la mise comme à son habitude. Il n’a pas pu résister, en voyant ces jeunes hommes issus de bonne famille, la bourse bien trop lourde pour qu’ils la portent par eux-mêmes. Il les a appâtés avec la promesse d’un jeu facile, très en vogue parmi les notables braaviens, sans jamais leur préciser qu’ils ne gagneraient rien. Ils l’ont appris à leurs dépens, et ont tout de suite jugé des plus intéressants de frapper l’instigateur de cette arnaque.

Un long soupir s’échappe d’entre ses lèvres tandis qu’il observe le temple où il a trouvé refuge. Il réprime une grimace en apercevant les tenues rouges des prêtresses ; le temple de R’hllor. De tous les temples qu’abrite Braavos, il fallait qu’il trouve refuge dans celui de R’hllor ! Sariel lève les yeux au ciel, agacé par cette stupidité sans nom, et il se risque à jeter un coup d’œil à l’extérieur. Les deux notables ont rameuté leurs gardes et fouillent les environs, sans pour autant oser s’approcher du temple.

Dans sa tête, il entend Corban pester contre lui, lui rappeler comme à chaque fois qu’un de ces jours, il se fera choper et qu’il en paiera le prix. Sariel refuse de lui donner raison, alors il tourne le dos aux portes du temple et s’avance de quelques pas pour prétendre ne pas être là pour fuir ses ennuis.

Chose plus facile à dire qu’à faire quand ses pas lui font rencontrer trop rapidement à son goût une prêtresse rouge.

— Ne faîtes pas attention à moi, je ne fais que passer.

Un sourire chaleureux pour dissimuler les doutes, l’air un peu niais pour cacher ses ennuis aux trousses. Ses yeux s’attardent toutefois sur la prêtresse, dont il reconnaît malgré lui la chevelure noire. Il l’a déjà aperçue au port des chiffonniers, et à chaque fois, il a mis un point d’ordre à l’éviter. Sariel n’a jamais aimé la religion, peu importe le ou les dieux vénérés.

Sariel n’a jamais été très friand des temples. Il préfère s’en tenir loin, un principe qu’il applique aussi aux prêtres - moins il les voit, mieux il se porte. Pourtant, il n’a présentement pas d’autre choix que de rester là, à attendre que les deux notables et leurs chiens de garde déguerpissent alors. Pire, il doit maintenir tenir causette avec une prêtresse, celle qu’il a déjà aperçue au Port des Chiffonniers. Il a beau lui dire qu’il n’est que de passage, elle s’entête à rester à côté pour discuter, comme s’il était l’une de ses brebis égarées.

Toutefois, il réprime la réplique un peu sèche qui se presse contre ses lèvres. A moins qu’elle ne puisse transformer les deux notables en pigeon, elle ne peut guère l’aider, et il est contraint d’atteindre dans un maudit temple. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de croire, pourtant, mais quand sa grand-mère parle de malédiction pour des actes qu’elle a commis de son plein gré, Sariel est incapable de croire en une quelconque intervention divine.

Puis la prêtresse le reconnaît. Il grince des dents. Henosha. Comme s’il était heureux d’apprendre son nom ! Néanmoins, malgré toutes ses réserves, il la suit à l’intérieur du temple, car elle n’a pas tort ; devant l’entrée, il a plus de chances de se faire remarquer.

— On s’est déjà croisés, oui.

L’effort lui coûte, mais quitte à être là, avec cette prêtresse en face peu décidée à le laisser en paix, autant faire un brin de causette. Il l’observe soudain, comme s’il la rencontrait pour la première fois, avec un doute au creux de la gorge. Sariel a essayé de croire, par le passé. Sa famille lui a enseigné le culte de R’hllor. Son maître pratiquait le même culte. Et pourtant, quelque chose s’est brisé en lui à ce sujet depuis des années.

Mais il ne sait pas comment aborder la question. Les mots se bloquent, alors il passe à autre chose, pour l’instant.

— Riel. Toujours un surnom, rarement son nom entier. Il ne déroge pas à ses habitudes. Merci de… de m’accueillir ici, malgré les circonstances.

Il la dévisage, encore, incertain. Les mots se pressent mais s’envolent aussitôt avant qu’il ne les retienne. Alors, plutôt que de tourner, il décide de jeter un pavé dans la mare.

— Vous communiquez vraiment avec R’hllor ?

Du coin de l’œil, Sariel détaille l’intérieur quelque peu austère du temple. Voilà des années qu’il n’a plus mis les pieds dans un temple ; la dernière fois était à Tyrosh, avec son père, peu de temps avant qu’il ne prenne la poudre d’escampette. Depuis, il s’en tient à l’écart, autant faire que se peut. Alors se retrouver là, par la force des choses, a quelque chose d’étrange. Il entend sa mère lui souffler que le hasard n’a rien à voir, que c’est l’œuvre de R’hllor ; une voix persiflante et désagréable au possible. Il s’en détourne en avançant un peu plus vers le brasero.

Les flammes rougeoient, intenses et vives. Le regard de Sariel s’abîme dans leurs mouvements, tandis que ça cogne en son for intérieur. Il dévie soudain le regard pour se tourner vers la prêtresse, mal à l’aise. La confusion s’insinue dans son esprit, et le prêche d’Henosha n’aide en rien.

Il est sceptique - c’est bien le mot. Il a trop souffert du fanatisme des uns pour croire sérieusement, ou peut-être est-ce seulement la forme donnée à la religion, à l’institution qui le dérange. Tous ces rites pour s’arroger des faveurs, pour apercevoir un avenir proscrit des yeux des mortels avant qu’il ne se soit réalisé.

— Comment ça fonctionne, au juste ? Pourquoi certaines personnes plutôt que d’autres ?

La curiosité prend le pas malgré lui. Parce qu’au fond, il veut comprendre pourquoi sa grand-mère s’est persuadée être victime d’une malédiction. Pourquoi elle a cru que c’est retombé sur lui, aussi. Encore une fois, son regard se perd sur le brasier. Il ne sait trop quoi en penser.

— Comment vous faites pour discerner le vrai du faux ?

Les explications de la prêtresse rouge ne l’aident guère à y voir plus clair ; peut-être aussi parce que lui-même ne sait trop ce qu’il cherche au travers de ses questions. Une justification ? Une raison ? Ou peut-être des excuses, un pardon, qu’Henosha ne peut en aucun cas lui fournir. C’est une affaire familiale, à laquelle Sariel a tourné le dos bien des années plus tôt. Une famille dont il ne compte jamais recroiser la route.

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.

L’hésitation le saisit de nouveau. Il détourne son regard pour le plonger dans les flammes. Le doute ne le lâche pas. La peur, aussi. La peur d’obtenir des réponses qui confirme les paroles acerbes de sa grand-mère.

— Pourquoi pouvez-vous voir le futur de certaines personnes plutôt que d’autres ?

Pourquoi ces personnes-là, plutôt que d’autres ? Quelle différence ? Qui régit ce choix ?

Il abandonne la contemplation des flammes pour observer la prêtresse une fois de plus. Elle touche juste avec sa question, et la gêne envahit Sariel. Peut-il seulement en parler, alors qu’il s’efforce d’enterrer le sujet depuis des années ?

— Pas une prophétie. Plutôt… une malédiction.

Un sourire étire alors ses lèvres. Il chasse l’hésitation et la gêne, comme à son habitude. Tout va bien. Il fait mine de plaisanter, comme à chaque fois qu’il préfère éluder un sujet.

— Mais je suis sûr que cette personne plaisantait.

Dans quel bourbier a-t-il mis le pied ? La prêtresse rouge s’est retranchée derrière un mur de froideur pour souligner tout son sérieux quant à cette histoire de malédiction. Sans le savoir, Sariel a mis le doigt dans un engrenage qu’il ne peut plus arrêter, et soudain, les explications sur le choix des personnes dont elle lit l’avenir lui paraissaient si lointaines. Il aurait pu se contenter de quelques questions stupides, ou de se murer dans le silence le temps que la tension dehors remonte. Il se serait fait oublier, avant de quitter les lieux aussi vite qu’il est arrivé ; mais non. Il a cherché à comprendre, à saisir quelque chose qui lui échappe depuis des années. Et maintenant, il doit faire face, car de toute évidence, la prêtresse ne le laissera pas s’en tirer à si bon compte.

Sariel la suit un peu plus loin dans le temple en traînant des pieds, tandis qu’il cherche comment se tirer de ce mauvais pas. Que dire ? La plaisanterie ne passe pas. Ne le sauvera pas de l’embarras. Alors quoi ?

Peut-être mettre des mots sur la vérité, tout simplement. Sans mettre de nom, de contexte, sur ce qu’il raconte. Seulement des renseignements vagues, trop vagues pour que quelqu’un puisse recréer le puzzle et comprendre le tableau dans son ensemble.

Plus facile à dire qu’à faire.

Il jette un coup d’œil vers la porte par-dessus son épaule. Il hésite un instant à faire faux bond à la prêtresse, préférant affronter les deux nobliaux et leurs chiens de garde. Mauvaise idée, s’il tient à rester à Braavos pour les prochaines années.

— Elle ne me concerne pas. Pas directement.

Pas de mensonge là-dedans. S’il écoute sa grand-mère, il n’est qu’une résultante de la malédiction. Sa conséquence.

Sariel hésite encore un instant. Il détourne les yeux. Les mots peinent à sortir.

— Ma… grand-mère dit toujours qu’une malédiction pèse sur sa tête, pour la punir de ses actes. Depuis… quarante ans, je dirai.

Rien de fâcheux dans ce qu’il raconte. Tout le monde a une grand-mère, après tout. Et tandis qu’il pressent la prochaine question de la prêtresse, il ajoute :

— Parce qu’elle a tué son mari.

Selon les dires. Sariel ne l’a jamais entendue l’avouer, mais à Tyrosh, tous s’accordent à dire qu’elle a empoisonné son époux pour se débarrasser d’un tyran tout en conservant le statut de sa famille.

Tant de détails lui échappent, Sariel le sait. A la Tour des Cieux, demeure des Adarys, les non-dits pullulent dans les couloirs, et son esprit d’enfant n’en a pas perçu les trois quarts. Parfois a-t-il remarqué quelque sous-entendu étrange, sans pour autant le comprendre, mais la plupart du temps, il est passé à côté sans le savoir. Avec le recul, les comportements de sa famille lui paraissent parfois singuliers, comme factices, mais là encore, la raison lui est inconnue. Et surtout, il se doute bien que sa grand-mère n’a pas fait qu’empoisonner son mari ; d’autres secrets plus noirs se tapissent entre les murs.

— C’est ce qu’elle prétend.

Et Sariel ignore s’il y a un soupçon de vérité dans ce que raconte Isilys Adarys, ou si elle se berce plutôt d’illusions pour apaiser son esprit. Cette femme n’a jamais supporté la différence ou l’échec. Elle n’a jamais supporté non plus que la différence et l’échec appartiennent à sa famille, alors autant blâmer les dieux plutôt que de regarder la vérité en face.

Mais si elle dit vrai ? Si les dieux l’ont effectivement maudite pour ses actes ? Au fond, découvrir la vérité terrifie Sariel. Il n’aurait jamais dû poser la question, alors que cette même absence de vérité le hante.

— Elle… elle a commis des actes ignobles, certains dont j’ignore la teneur, et elle prétend avoir été maudite pour cela.

Pourtant, en dépit de ses peurs, il poursuit son récit ; sans doute parce qu’il est meilleur d’apprendre la vérité que de vivre dans le doute perpétuel.

— Parce que certains de ses enfants ne correspondent pas à son idéal. Elles les considèrent comme une ‟punition”, en conséquence de ses actes.

Son fils aîné qui a péri peu après le décès de son fils. Son fils cadet, le père de Sariel, concerné par des rumeurs sur une soi-disant stérilité, malgré ses trois enfants. Puis le dernier fils, le maudit, qui a disparu en mer et dont plus personne ne parle. Peut-être y a-t-il aussi quelque chose avec son unique fille, mais il n’en est pas au courant.

Son regard dévie une fois de plus vers le brasier intense du temple. Les flammes rougeoyantes vacillent sous les courants d’air, mais brûlent sans férir. Elles le captivent, le fascinent presque, avant que Sariel ne rompe le lien visuel d’un geste brusque. Tout cet endroit lui paraît sinistre, étranger ; il n’a jamais aimé les temples, encore moins ses occupants. Face à la prêtresse rouge, qui l’écoute avec attention, le sentiment de mal être ne le lâche pas d’un poil.

La suite lui donne raison. Pas une seule seconde la prêtresse ne s’intéresse à la possibilité d’un mensonge pour se rassurer, d’une tentative de la grand-mère pour justifier ce qu’elle haït au quotidien. Pourquoi une malédiction la frapperait-elle ? Ne peut-elle pas seulement assumer que la différence n’est pas une tare ? Elle préfère blâmer les dieux plutôt que de se remettre en question.

— Non !

Sariel recule d’un pas, jette un coup d’œil vers l’entrée. Toute cette histoire prend une ampleur démesurée. Il n’aurait jamais dû en parler. Il aurait dû enterrer ses interrogations, comme il le fait d’ordinaire. Savoir ne lui apportera rien de bon ; en parler davantage non plus. Il refuse d’en dévoiler davantage sur ses origines, sur sa famille ; il n’a pas choisi de rester à Braavos pour être hanté par sa famille.

— Je refuse. Ma grand-mère peut croire ce qu’elle veut, ce n’est pas une malédiction.

Ou peut-être que si ? Sariel rejette l’idée. Il ne compte plus épiloguer sur la question avec une prêtresse rouge ; ni avec personne, d’ailleurs.

— De toute façon, je crois que je vous ai assez fait perdre votre temps.

Sariel préfère encore affronter les nobliaux dehors. Avec un peu de chance, ils ne sont plus devant le temps, et avec assez de discrétion, il les esquivera sans difficultés.

Par chance, la prêtresse rouge ne s’offusque pas de son refus abrupt. Sans doute cerne-t-elle sa peur, mais elle ne le presse pas pour rencontrer l’un de ses supérieurs ou pour qu’il lui fournisse de plus amples détails. Elle respecte son soudain retrait, et se contente de le rassurer sur certains points - et de remettre à nouveau sur le tapis l’existence de R’hllor.

A cette idée, son regard se perd une fois de plus dans le brasier. Il n’aperçoit rien d’autre que les flammes ardentes, mais elles ont un petit quelque chose d’apaisant. Une emprise sur le réel, peut-être, loin des machinations de sa famille, de ses doutes et de ses interrogations. Une existence qui ne dépend ni des prêtres, ni du temps. Peut-être une approche plus sincère, plus simple aussi, du culte du maître de la Lumière.

Quand Henosha lui propose de le bénir, il la dévisage un instant, incertain, puis il hoche la tête. Que risque-t-il ? Elle a raison lorsqu’elle affirme qu’une bénédiction ne lui coûtera rien ; au contraire, elle lui apportera peut-être un semblant d’apaisement. La sensation d’être la lumière de R’hllor, plutôt que dans l’ombre perpétuelle d’une malédiction obscure.

— Non, je… si vous pouviez me bénir, je vous en remercierai.

Et ensuite il partira, plutôt que de rester dans ce temple qui l’angoisse plus qu’autre chose.