La beauté de ma plume [feat. Sariel]

Les dés frottent dans sa poche. Contenus dans une petite bourse en cuir, enfouie entre les tissus pour empêcher une main baladeuse de la saisir sans se faire remarquer, ils clinquent entre eux. Un petit bruit inaudible pour toutes ces oreilles néophytes, mais qui résonne comme une douce musique pour Sariel. Son regard sonde la salle du Bateau Guignol, tandis que les comédiens déclament les répliques de la dernière scène jouée en cette soirée. Rares sont les clients qui restent les yeux rivés dans leur choppe vide ; ils se laissent plutôt emporter au loin par la pièce, par les comédiens dévoués corps et âme à leur rôle et donnant le meilleur d’eux-mêmes.

Sur l’estrade, Aegis capte comme son habitude l’attention. Avec son visage peinturluré au charbon, elle attire l’œil, effraie ou fascine, parfois les deux à la fois, et on se laisse avoir par sa prestation. Sariel apprécie toujours la voir jouer sur scène, en particulier lorsqu’elle incarne les rôles qu’il lui a créés sur-mesure. Ce n’est peut-être pas sa pièce préférée - pas la meilleure qu’il ait écrite, en tout cas - mais Aegis s’acharne à lui donner vie et à entraîner les clients dans son sillage.

Un sourire se dessine sur les lèvres du métis. Les dés toujours dans la poche, il imagine déjà les pièces qu’il aura récoltées à l’issue de cette soirée. La pièce sera sur toutes les lèvres, comme à chaque fois, et parler autant donnera soif. Avec l’alcool qui coulera à flots, convaincre une table de jouer aux dés avec lui ne sera guère difficile - et à partir de là, il ne nourrit aucune inquiétude quant à sa capacité à rafler la mise. Même s’il préfère éviter ses arnaques au Bateau Guignol, un peu de tricherie subtile n’a jamais fait de mal à personne.

Mais avant de s’adonner à son activité favorite, il abandonne la table qu’il occupe, ramène son verre au comptoir, et s’éclipse dans les coulisses au moment où les spectateurs applaudissent après le final. Il compte adresser quelques mots à la troupe, des compliments pour la prestation mais aussi des petites remarques pour affiner leur jeu. La pièce est encore annoncée le lendemain soir, alors autant rectifier ce qui peut l’être, et il entend bien le faire pendant les répliques sont encore brûlantes dans l’esprit des comédiens.

Toutefois, alors que l’ovation se poursuit dans la salle de la taverne, du mouvement attire son attention derrière lui. Aussitôt, sa main se rue vers sa dague, la plus accessible, et il ne relâche pas sa prudence même lorsque deux hommes - deux poivrots - apparaissent dans son champ de vision. Un sourire joueur, une question docile, tandis que ses manches longues cachent ses doigts toujours serrés contre le manche de sa dague, prêts à la retirer de son fourreau pour fondre dans la chair de ses ennemis. Un réflexe, plus qu’une vérité absolue - Sariel ne compte pas dévoiler ses talents une dague entre les mains parce que deux poivrots le secouent un peu.

Alors, pour empêcher toute réaction malheureuse, il se force à lâcher sa dague. Il montre ses mains devant lui pour pousser à l’apaisement - un geste ignoré, et l’un des deux poivrots persistent à le houspiller pour son écriture faiblarde et l’idiotie de ses pièces. L’attitude du second lui laisse penser que, bientôt, le geste se joindra à la parole ; tout son corps se tend, prêt à bondir. Rien de très surprenant, un simple direct du droit, mais son gabarit face à celui de l’auteur risque malgré tout de le blesser.

Et des ombres surgit soudain Aegis, le visage encore couvert de charbon, la hache entre les mains avec cette lueur de conviction dans le regard. Elle n’hésitera pas à s’en servir.

Les deux hommes fuient aussitôt de manière des plus pathétiques, criant au démon et aux fous. Un rire amusé échappe à Sariel, qui dans un coin de sa tête note la scène pour le réutiliser plus tard dans ses écrits. Un esprit vengeur, sous les traits d’une femme, qui se plaît à faire croire à l’usage sanglant de la violent, sans jamais oser franchir le pas. Tout dans l’apparence et la suggestion, jamais dans l’acte.

Puis le rire se dissipe, laissant place à un sourire attendri face à la sollicitude d’Aegis. Malgré son maquillage effrayant, elle se montre si douce envers lui.

— Je vais bien, redoutable Mara.

Mara. L’un des rôles que Sariel a adoré lui concocter - celui d’une femme trahie pour son affinité avec les loups, qui a pris les armes pour défendre les siens et revendiquer ses droits. Et quand Aegis porte un maquillage charbonné, elle lui rappelle toujours Mara la louve, Mara la redoutable.

— Ces idiots ne reviendront pas de sitôt, en tout cas. Et s’ils reviennent, un regard de ta part suffira à les dissuader de rester.