Pour quelques cuillères de plus | Aloyse

*C’est peut être un peu trop joyeuse que j’avais fini au lit. Il fallait dire que ce n’était pas tous les jours que l’alcool coulait ainsi à flot et que mon paternel me lâchait ainsi la grappe. Alors oui, hier, j’en avais profité. C’était une bonne occasion pour m’amuser et cela n’arrivait pas très souvent.

Pourtant, et même si je m’étais effondrée dans mon lit très tardivement, guidée par mon frère au pas aussi malhabile que le mien, les chants des oiseaux me réveillent inexorablement. Pourquoi ce foutu rouge-gorge avait choisi de se placer juste sur la branche devant la fenêtre de ma chambre ? Quelle idée, même, de me mettre dans une chambre donnant sur une jolie vue avec un arbre. Autant la donner à quelqu’un qui pourrait en profiter, et pas à quelqu’un à l’ouïe particulièrement délicate !

Après avoir tenté de mettre mon oreiller sur ma tête et changé de position une bonne dizaine de fois, je me décide à me lever en grognant. Habituellement, j’étais plutôt du matin, mais aujourd’hui, j’aurais volontiers dormi deux bonnes heures de plus. Je baille un grand coup en m’asseyant dans mon lit, avant de tourner la tête vers la fenêtre. Je soupire, en songeant que ce pauvre oiseau avait un joli chant, et que mes pensées de lui balancer à peu près tout ce qui me tomberait sous la main n’était pas vraiment digne d’une lady.

Ne souhaitant pas réveiller les pauvres domestiques qui avaient probablement fini au lit plus tard que moi, je me décide à me lever et, à tâton, part explorer ma petite chambre à la recherche du coffre contenant mes vêtements. Je soupire de soulagement en le trouvant, l’ouvre habilement et, au toucher, cherche la robe la plus simple à enfiler que l’avais.

Quelques instants plus tard, j’enfile donc une robe décente mais sobre, qui n’avait rien à voir avec l’élégante et complexe robe de soie brodée aux armoiries de la famille que je portais la veille. Mais qui m’en tiendrait rigueur, au matin d’une fête ? Personne n’était sans doute levé, de toute façon, les rouge-gorges étaient les premiers oiseaux à chanter le matin.

Une fois habillée, je m’assied sur ma coiffeuse, attrape une brosse, démêle ma tignasse de feu, avant de me décider pour une simple tresse. Encore une fois, cela n’avait rien à voir avec la belle coiffure que l’on m’avait faite hier, mais aujourd’hui, je n’avais pas domestique pour m’aider à me préparer, et je voulais simplement être décente pour aller profiter des jardins avant que le bruit n’envahisse le domaine.

Une fois mes cheveux tressés, je pose ma brosse et redresse la tête. Face à moi se trouve un miroir, je le sais. Mes yeux sont ouverts, mais tout est noir. Après toutes les idées joyeuses que j’avais eu hier, mes pensées matinales semblent bien plus sombres. Ce mariage me faisait me poser mille questions, et pourtant, voilà bien longtemps que j’avais renoncé à faire un beau mariage. Pourtant, enfant, j’en parlais beaucoup avec Zakar. Je me souvenais encore de mes rêves de petites filles, d’épouser un seigneur de l’Ouest ou d’une région voisine pour venir le voir souvent. Je lui avais promis d’être le parrain de mon premier enfant, et lui m’avait promis que je serais la marraine du sien. Je m’étais imaginé, aux côtés d’un bel homme, grand, brun peut être, avec des yeux clairs qui me regarderait avec tendresse et amour. Pas le genre de regard que père envoyait à notre mère, mais ceux que l’intendant avait pour sa femme, la cheffe des cuisines. Ou celui du garde Jaran quand il était revenu de son mariage avec des étoiles plein les yeux ! Oui, ce genre de mariage d’amour, avec un homme bien, et de nombreux enfants dont les rires rempliraient les couloirs d’une belle résidence.

Que ce rêve me paraissait lointain. J’étais heureuse pour Megalis, quoi qu’elle ne semblait pas l’avouer, elle avait l’air particulièrement heureuse de ce mariage et m’avait parlé de son nouvel époux avec beaucoup de tendresse. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être un peu jalouse. Si je n’avais pas été aveugle, aurais-je pu faire aussi un beau mariage comme elle ? Sûrement, oui.

Mais en attendant, je me retrouvais là, seule, dans ma chambre, à m’attrister d’avoir un miroir inutile dans ma chambre. Soudainement, je me redresse, claque un peu mes deux mains sur mes joues et me lève en forçant un sourire. Il ne servait à rien de m’apitoyer sur mon sort. Si j’étais en vie, c’était sûrement que les Dieux avaient un plan pour moi, n’est-ce pas ? Désormais, j’allais servir Megalis, ne plus subir les méchantes plaisanteries de ma mère et ma soeur, même si je ne verrais plus mes frères au quotidien, je pourrais toujours leur écrire et les revoir de temps à autre. Et surtout, désormais, j’allais pouvoir sortir, et même si je ne verrais pas le monde, je pourrais le découvrir, au travers de mon ouïe, de mon odorat et du toucher !

Je me décide à sortir, histoire de me rafraîchir les idées et de profiter de la douceur matinale, en essayant de me souvenir où était le chemin qui me mènerait au jardin. Et puis, en ouvrant la porte, je me dis que je ferais mieux d’aller boire un grand verre d’eau, apparemment, c’était fortement recommandé après avoir bu de l’alcool en bonne quantité. Ne me souvenant plus exactement du chemin vers les cuisines, je me décide à me diriger vers l’endroit où avait eu lieu la fête la veille, j’y trouverais bien un pichet d’eau, et à défaut, le chemin vers la cuisine.

Ainsi, fut fait, marchant lentement, les mains devant moi sans crainte d’être vu, j’avance dans les couloirs vides, ou les seuls bruits sont ceux des oiseaux à l’extérieur et des ronflements qui s’entendent parfois à travers les épaisses portes en bois. Je me dirige, et finalement, en approchant, j’entends un voix, ce qui m’étonne. Une voix féminine qui me semble familière. Avais-je rêvé ? En m’approchant de la salle, le doute n’est plus permis lorsque j’entends un bruit étrange dont je n’aurais pas su décrire l’origine, avant qu’un sursaut et un grand fracas me prouve que la personne s’était non seulement rendu compte de ma présence, mais avait fait tomber quelque chose, des petits bouts de métal, comme des couverts.

La voix de Rowena s’élève alors et je fronce les sourcils et plisse le nez, surprise, mais demande confirmation : *

« Rowena, c’est toi ? »

*Elle se justifie en disant qu’elle débarrasse un peu, car des serviteurs ont oublié des couverts. Cela me parait extrêmement étrange, mais ne voulant pas l’embarrasser, ni me mêler de ce qui ne me regardait pas, je décide de balayer le sujet… Du moins pour l’instant, j’en parlerais avec mon frère plus tard.*

« J’ai bien dormi, mais pas assez. Les rouge-gorges devant ma fenêtre m’ont tiré de mon sommeil. Et toi, que fais-tu levée de si bonne heure ? »

*Demandais-je avec un léger sourire et une expression bienveillante pour la rassurer : je ne comptais pas me mêler de ce qu’elle faisait. Et puis, de toute façon, je ne pouvais pas voir ce qu’elle faisait, même si cela avait une incidence sur l’avenir, je pouvais toujours justifier cela par ma cécité… Même si je me demandais si je devais en parler à Meg. Non, commençons par mon frère, lui saurait quoi faire, ou du moins, nous pourrions en parler, peu importe ce que cela pouvait être.*

*La jeune femme semble hésiter une seconde, avant de finalement me confirmer son identité. En réalité, même si je ne voyais rien, cela ne m’empêchait pas d’entendre et de reconnaître les voix, mieux que les personnes ayant encore leurs yeux biens valides. Je trouve étrange sa courte hésitation, aurait-elle préféré rester seule pour… Débarrasser ?

Peu importe la façon dont je tournais le problème dans ma tête, je ne voyais pas (c’était bien le cas de le dire) pourquoi Rowena viendrait de si bonne heure débarrasser les couverts oubliés par les serviteurs. Etait-ce l’argenterie que la jeune femme avait récupéré ? Non, c’était stupide, même si elle était la cadette, Rowena ne manquait de rien. Je devais mes faire des idées, avec l’alcool que j’avais bu la veille, il n’était pas surprenant que mon esprit se perdent dans de tels fantaisies.

Rowena m’invite à faire attention et à ne pas m’avancer, de crainte que je ne glisse sur les cuillères. Allons bon, pensait-elle qu’être aveugle affectait mon sens de l’équilibre ? Je n’étais pas une enfant, tout de même. Mais je ne dis rien, car je sais que tout cela part d’une bonne attention, et me contente de lui sourire en lui hochant la tête et en m’arrêtant de marcher.

La jeune femme passe alors une main devant mon visage, me faisant hausser un sourcil.*

« Rowena, je suis aveugle, mais je sens l’air quand tu passes ta main comme ça, tu sais. »

*Affirmais-je, un peu amusée. Elle était loin d’être la première à essayer de faire cela pour vérifier si, oui ou non, je voyais quelque chose. Mais non, tout était désespérément noir. Ce qui ne m’empêchait pas de ressentir les vibrations de l’air et encore une fois, sûrement mieux encore que les voyants.

Elle me propose ensuite de ramener les couverts à la cuisine et je hausse les épaules, avant de répondre : *

« Hé bien je n’ai rien de mieux à faire, allons y. »

*Affirmais-je avec un sourire polie, sans me douter un instant de la raison de la bonne humeur soudaine de ma cousine. Il fallait dire que je n’avais jamais pensé qu’une Farman s’abaisserait ainsi au vol. Et puis, pourquoi faire ? Moi qui était d’une famille plus petite et plus modeste, j’avais tout ce dont j’avais besoin et plus encore. Je n’avais jamais ressenti le besoin de prendre quoi que ce soit qui n’était pas à moi, et voilà pourquoi, naïvement, je n’imaginais pas ma cousine capable d’une telle chose.

Et puis, je demande à la jeune femme ce qu’elle fait debout. Nous marchons tranquillement, quand elle m’explique sans peine que la présence de tous ces fer-nés la mettait particulièrement mal à l’aise. Soudainement, je m’en veux de ne pas avoir pensé à elle, à tout cela, et avoir profité de la soirée sans vergogne avec ces hommes, enfin, surtout avec l’un d’entre eux.

Mon visage est tourné vers elle, emprunt de sympathie et d’empathie. Son discours me brise le coeur, et j’entends son souffle s’accélérer, se mettre à trembler et même si je ne vois pas les larmes qui viennent emplir ses yeux clairs, impossible d’ignorer les sanglots qui secouent sa voix. A la fin de son discours emplis de terreur, par réflexe, je m’arrête et viens tendrement l’enlacer, en sentant cela dit quelque chose de dur au creux de sa poitrine (sûrement son corset ? Mais quel étrange forme...) avant de murmurer d’une voix douce.*

« Shhh, calmes toi, tout va bien. Tout le monde est en sécurité, toi aussi. »

Je caresse ses cheveux délicatement, dans un geste que je faisais lorsque j’étais enfant et que je rassurais mes frères et ma petite soeur, après un cauchemar ou une chute. Je ne savais pas si c’était de cela dont elle avait besoin, après tout, Rowena était une adulte, et nous n’étions pas très proche. Mais l’entendre ainsi, terrifiée jusqu’aux larmes… C’était plus fort que moi, mon instinct maternelle semblait s’être éveillée, alors que je serre tendrement la jeune femme et la berce pour l’aider à se calmer.*

« Personne ne te fera de mal Rowena, tu es en sécurité, la guerre est loin derrière nous. »

*Je me recule et, si je ne la vois pas, je place mon regard à peu près là où devait être les siens et lui souris tendrement, et ce, même si au fond de moi, je ne suis pas si certaine que la paix soit aussi stable et durable que cela... Je caresse sa joue et l’incite à respirer profondément pour se calmer, avant de lui prendre les deux mains, fermées autour des couverts.*

« Que dirais-tu de savourer une tasse de thé en extérieur après avoir déposé tout ça ? Cela te fera le plus grand bien, je crois. »

*Un léger sourire s’affiche sur mes lèvres, retenant mon amusement pour ne pas plus embarrasser ma chère cousine. Ce n’était pas la première, et certainement pas la dernière à tenter de vérifier que j’étais aveugle de cette façon, alors je balaie l’incident d’un geste en murmurant simplement : *

« Ce n’est rien. »

*D’ailleurs, je n’eus pas bien le temps de m’y attarder, car Rowena me propose de nous diriger vers la cuisine en prenant son bras, ce que j’accepte. De toute façon, je n’avais pas grand chose à faire de bon matin, et avec ma bouche légèrement pâteuse après ma soirée arrosée de la veille, je ne pouvais pas refuser de me diriger aux cuisines. C’est donc là que la blondinette me pose une question qui n’est guère étonnante : voilà des années que nous ne nous étions pas vu, et j’avais encore des yeux fonctionnels la dernière fois. En réalité, le fait que je puisse m’orienter moi même surprenait toujours.*

« Hé bien, j’ai un bon sens de l’orientation, j’ai retenu les principales pièces du château : ma chambre, la grande salle, ce genre d’endroit. Et puis, je ne le fais pas quand on peut me voir, car cela blesse un peu mon égo, mais je marche lentement, les mains devant moi et en jetant les pieds en avant pour m’assurant que je ne fonce pas dans quelque chose. Et puis, je n’ai peut être plus ma vue, mais mes autres sens n’en sont que plus aiguisé, finalement. »

*Lui assurais-je avec un sourire, pour répondre à sa curiosité. Après tout, elle n’était pas malveillante, ni méprisante. Ce n’était que cela, de la curiosité. Je ne pouvais pas lui en vouloir d’être curieuse, moi-même je l’avais été, je l’étais toujours autant que je pouvais l’être avec ce handicap. Même si une part de ma fierté était malgré tout touché. C’était pourtant quelque chose de si simple, se rendre d’un point A à un point B… Mais même cela était compliqué pour une aveugle.

Mais je passe rapidement à autre chose, quand c’est au tour de Rowena de me répondre et de paniquer. Pour commncer, je l’incite à respirer, profondément, se calmer, car laisser son souffle s’emballer était la meilleure façon de continuer à angoisser. Pourtant, mes mots semblent ne pas la convaincre. En y réfléchissant, c’était peut être un peu stupide. Je n’avais pas saisi tous les tenants et les aboutissants de tout ce bazar, mais tout n’irait pas parfaitement bien sans le moindre combat. Mais une guerre de l’ampleur de celle que nous avions connu ? Non, je ne pensais pas que les choses iraient jusque là. En réalité, je n’en savais rien, alors je n’ajoute rien, si ce n’est un sourire, et une main tendrement posé sur son bras, pour l’aider à reprendre consistance, l’accompagnant dans son souffle.

Et puis, je lui propose de sortir un peu pour respirer, ce qu’elle accepte, avant de reprendre le chemin des cuisines, sûrement encore très pensive. Suffisamment, en tout cas, pour s’étonner de mon calme, alors que nous approchions manifestement du but, au vu des bruits qui résonnaient dans les couloirs.*

« J’ai perdu la vue il y a plus de 10 ans, paniquer ne changera plus rien désormais. Je dois vivre avec ma cécité, alors je m’y suis résolue, tout simplement. »

*Et puis, Rowena me demande comment s’est passé ma soirée et je hausse les épaules, avec un petit sourire. Et dire que c’était le même homme avec qui j’avais passé un moment privilégié qui l’avait terrifié ! Etait-il si impressionnant physiquement ? Je n’en savais rien. C’était bien le seul avantage de la cécité : je ne pouvais pas juger sur le physique, c’était déjà cela de pris.*

« Je crois avoir un peu abusé du vin. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas participé à un tel événement ! Depuis plus de 10 ans. J’ai passé un bon moment et je suis heureuse de constater que Megalis a fait une alliance qui semble la combler sur tout les points. »



*Ne pas pouvoir moi-même faire un beau mariage à cause de ma condition ne m’empêchait pas de me réjouir pour les autres, et surtout pour une cousine pour laquelle j’avais eu beaucoup d’affection à l’époque où nous passions du temps ensemble, et qui me restait encore entière aujourd’hui.*