[Près de la Ruffurque][FB] Elle lui ressemble… non ?

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Il avait passé Warbourg, trois jours plus tôt, et approchait maintenant de Gué-Cabot. Dans la première bourgade, il avait acheté un nouveau cheval. Un limonier, lent mais fort, capable de supporter sa stature. Brynden n’avait plus parcouru la campagne Riveraine depuis presque deux ans, la dernière fois qu’il l’avait vue, elle était défigurée par la guerre. La citadelle de bois de Warbourg avait été reconstruite, ainsi que le passage de Gué-Cabot. Il pouvait l’apercevoir, grouillant de vie sous une belle journée. L’Ours songea à s’y arrêter pour se rafraîchir un peu.

Bientôt, il rentrerait chez lui. Il lui faudrait encore dix, douze jours ? Avec un canasson aussi lent, oui, au moins. Ses yeux s’assombrirent en repensant à sa famille. Il les avait encore abandonnés, une fois de plus, peut-être même une fois de trop ? Comment Tytos l’accueillerait-il, lui, ce fils qui l’emplissait toujours de déception ? Et Taela, se souvenait-elle de lui ? La pauvre petite…

Peut-être les Nerbosc l’auraient-ils accueilli à bras ouverts, en héros, s’il était revenu tout de suite après la Bataille de Winterfell. Mais non, il était encore parti, obéissant à quelques bas instincts que lui seul savait comprendre. Menant son bon bouleux à travers le gué, Brynden longea ensuite la Ruffurque. Il s’éloignait de nouveau de Corneilla, le savait très bien. Mais il voulait rejoindre Moulin-de-Pierre, voir de ses yeux la bourgade reconstruite…

Et perdre du temps, toujours, perdre du temps.

Dans ses pensées, il mit pied à terre dès qu’il aperçut Château-Rosières. Lord Piper devait, au même titre que la plupart des seigneurs riverains, tenir lord Nerbosc en haute estime. Tytos était un homme des plus respectables, et tous le savaient. Le pauvre homme tentait, honteusement, de cacher la triste vérité quant à son héritier. Un raté, disait-il parfois dans l’intimité. Un brave, en public. Brynden se pencha vers la rivière et se jeta un peu d’eau au visage, pour se rafraîchir un peu de son long voyage. Peut-être lord Piper lui offrirait-il le gîte et le couvert… Clement était-il seulement vivant ? Ou son fils Marq avait-il pris sa suite ? Qu’était-il advenu de lui suite aux Noces Pourpres ? Avait-il été relâché, ou était-il mort comme tant d’autres ?

Brynden se jeta encore de l’eau au visage. Il entendit des cris, plus loin. L’Ours se redressa brusquement, sourcils froncés et la main sur le pommeau de son espadon. En alerte, il pivota sur lui-même pour découvrir des soldats autour d’un feu, plus loin. Prenant les rênes de son cheval, il l’attira à sa suite, prenant la direction des cris. Il découvrit des hommes portant la bannière de la maison Piper, l’un d’eux, un peu à l’écart, maintenait une jeune femme au sol. Celle-ci se débattait en poussant de longs hurlements.

— Hé, qu’est-ce qui se passe ? ronfla Brynden.

Il observa le bout de femme qui grondait au sol. La pauvre devait avoir, quoi, douze, treize, quatorze ans ? Elle n’était pas bien vieille mais déjà parfaitement sauvage.

— Lâche la gosse, tu veux ?

Des soldats avec une bannière, il ne pouvait pas user de force. Mais l’Ours se savait avoir un argument de taille face à eux : un nom éminent, celui de Corneilla.

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La gamine paraissait être une vraie furie, une bête sauvage. Même la tête maintenue dans la boue, elle grondait comme un animal fou. Brynden en avait vu des pires. Il comprenait que l’homme qui maintenait sa prise contre elle s’en méfie, mais ne pouvait tolérer qu’il la traite comme un animal. Était-ce son âme de père qui parlait pour l’Ours ? Peut-être bien. Six ans plus tôt, une femme était venue à Corneilla, une petite fille dans les bras, prétextant qu’elle était de lui. Brynden avait reconnu une amante en la femme, et dans les yeux de l’enfant, sa fille.

Taela l’avait rendu plus humain, moins égoïste. Elle était devenue cette accroche qui lui manquait, car si Brynden aimait ses frères et sœurs, sa mère, son père, ceux-ci n’étaient pas assez forts pour le retenir. Son enfant, sa chair, son sang, c’était bien différent.

Alors l’instinct paternel parla, et tandis que le soldat manquait de se faire mordre, il s’avança d’un pas de plus, jusqu’à le dominer de sa hauteur.

— C’est qu’une gosse, merde, gronda-t-il. Lâche-la j’ai dit.

Ce fut trop quand le soldat parla de s’amuser avec elle. Brynden le choppa à la nuque, d’une poigne ferme, comme on attraperait un pauvre lapin. Il se pencha sur lui, cet homme ridiculement petit face à la stature de l’Ours, et ronfla à son oreille :

— Est-ce que tu sais qui je suis, petite merde ? Je te conseille de la lâcher tout de suite ou j’attache tes couilles à mon cheval et je te traîne jusqu’à Corneilla.

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La menace de Brynden, couplée à sa poigne forte, parut faire son effet. Car si le soldat n’avait pas lâché la petite furie et s’il persistait à la craindre, ses gestes s’étaient raidis et il cherchait maintenant une solution. L’Ours détourna son attention de la gamine pour la faire peser sur les soldats uniquement, sa menace prête à être mise à exécution. Il se fichait de devoir se battre pour la libérer, ces demi-portions bégayantes, il pourrait les écraser à mains nues. Le Nerbosc savait qu’il ne brillait pas par une intelligence supérieure ni par un quelconque talent grandiose, mais il était certain d’une chose : il était fort.

Il reporta ses yeux sur la gosse et croisa son regard. Quelque chose l’y surprit, l’y dérangea même. Pas parce qu’elle le menaçait de ses iris mais parce qu’il leur trouvait quelque chose qu’il connaissait. Quelque chose qu’il avait déjà vu dans le regard d’une autre enfant. Il cilla pour chasser Taela de ses pensées, ses sourcils froncés se faisant barre au dessus de ses yeux alors qu’il raffermissait sa poigne sur la nuque du soldat, reprenant d’une voix plus basse.

— Tu la lâches, et je vais l’emmener avec moi. Je vais l’emmener à mon père lord Nerbosc, et il la jugera à Corneilla, c’est compris ?

Ses doigts se serrèrent plus encore autour de la peau, il sentit qu’il en imprimait la trace contre le derme trop fin du soldat.

— Essaye de me dire non et ta nuque, je la broie.

Une démonstration de force par les mots, il serra plus encore, pinçant la peau sous la sienne, ultime menace pour que les hommes lâchent l’enfant. Il ne comptait pas la juger, certainement pas. Tout au plus la mettre en sécurité, tenter de lui offrir à manger ou des vêtements propres. Car pourquoi jugerait-il une gosse au regard si parlant ? Parce que Brynden en était sûr, dans les yeux de la sauvageonne, il devinait un lien insondable entre eux. Et s’il ignorait ô combien c’était réel, cela importait peu. Il imaginait Taela, sa fille, sa chair, son sang, dans cette même posture – et le père qu’il était en était furieux.

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En temps normal, Brynden aurait souri, aurait ri même, d’avoir impressionné avec tant d’aisance le pauvre gringalet qui tenait la gamine au sol. Mais pas cette fois. Pas quand une enfant se faisait malmener. C’était sans doute la grande faiblesse qu’il portait en lui : avant l’homme, avant le Nerbosc, avant l’Ours, avant même Brynden, il était un père. C’était ce que Taela avait provoqué en entrant dans sa vie, une grande baffe au visage – au sens propre comme au sens figuré. Parce que son père avait hurlé et juré quand la bâtarde était arrivée à Corneilla, et que Brynden avait senti la colère de Tytos rugir contre sa joue. Il n’avait pas cherché à se défendre. Jamais face à son père. Il le laissait parler, tout au plus il baissait les yeux quand les remontrances devenaient trop violentes pour lui.

Mais voilà ce que Taela avait fait de lui ; un père. Un homme au cœur de père. Celui qui devait se faire roc pour protéger à tout prix sa petite, ce soldat qui devait revenir vivant de chaque bataille parce qu’il était hors de question, absolument impossible, de la laisser orpheline.

Alors même dans ses plus longues pérégrinations, Brynden finissait toujours par revenir, inévitablement. Parce que la maison qu’il portait sur le dos en l’objet de son épée, seule chose dont il ne se soit jamais séparé, avait changé depuis Taela. Maintenant, sa maison, c’était elle, sa fille, sa progéniture. Alors non, voir cette fille-là, toute sauvageonne et toute inconnue soit-elle, être maltraitée… C’était impensable.

Et Brynden n’aurait pas été Brynden, il n’aurait pas été cet homme au cœur de père, s’il avait laissé cette jeune fille se démener seule contre ses agresseurs. Qu’elle le morde ou qu’elle le frappe, il avait connu bien pire. On ne l’appelait pas l’Ours du Trident pour rien : il avait mérité ce surnom en tuant un grizzly, même si la chanson qui accompagnait cet exploit avait quelque peu enjolivé les choses.

En tout cas, cette gamine sauvage, elle avait besoin d’un père à cet instant. D’une figure protectrice, de quelqu’un pour lui offrir la justice qu’elle méritait.

— Ouais, attachez-la, répondit-il avant de ronfler : Elle tuera personne. T’inquiète pas pour ça, bonhomme.

L’attacher, quelle idée ridicule. Il ne comptait pas lui laisser ses liens bien longtemps. Juste le temps de déguerpir. Et comme il l’avait dit aux couillons, il offrirait bien une justice à la ga mine : pas en la faisant pendre haut et court, non, mais en la relâchant. Qu’elle retourne à la faune sauvage si c’était là sa place, tant  qu’on ne la blessait pas encore, c’était bien là l’essentiel.

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L’Ours regarda l’un des hommes se faire mutiler, et s’il n’en dit rien – parfois il savait être con, mais pas toujours merdeux – intérieurement il sourit en se disant qu’il l’avait bien cherché. Il n’allait plaindre aucune de ces belettes en armures qui pensaient qu’avoir une épée à la ceinture faisait d’eux des dieux : ce n’était pas par orgueil, de ça, Brynden en était presque dépourvu ; mais avoir fait la guerre aux côtés des paysans, tous aux ordres d’officiers comme s’il était né de la roture comme tous les autres, l’avait ramené à sa condition humaine. Dire qu’il était né avec une cuillère en or dans la bouche serait un mensonge, les Nerbosc n’étaient pas bien riches. Mais au moins était-il né avec une cuillère dans la bouche, et c’était déjà pas mal.

Alors le coup du soldat aux lourdes couilles, très peu pour lui. Que cette bande de couillons se fassent croquer les doigts, ça ne le regardait pas. Il attrapa la corde qu’on lui tendait, et d’un geste impérieux, il força la gamine à se pencher en avant tandis qu’il lui liait les mains à l’arrière. Il serra fort, un peu trop peut-être : il savait qu’il allait la blesser mais si elle ne voulait pas se prendre un gnon par mégarde, mieux valait qu’elle ne le morde pas lui.

— Te débats pas, p’tite, et ça ira, ronfla-t-il.

D’un geste, il fit signe à l’un des soldats d’aller chercher son cheval qui se trouvait à peine plus loin. Sa monture était aussi large et imposante qu’elle était paisible, habituée des champs de bataille comme des tournois, elle ne bronchait pas et tant qu’il y avait à bouffer à proximité, elle voulait bien attendre son cavalier.

— Vous m’aidez à la mettre en selle et ensuite elle et moi on se tire, et j’vous lâche les bottes. Capiche ?

Un ordre plus qu’une demande : Brynden avait affaire à une belle bande d’abrutis, alors s’ils ne comprenaient rien d’autre que la crainte qu’il pouvait inspirer, hé bien autant continuer sur cette voie.

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Ligotée, la jeune fille fut hissée sur son cheval et Brynden s’installa sur la selle derrière elle. Passant soigneusement ses bras autour d’elle en tâchant de ne pas trop la toucher pour ne pas la brusquer, il saisit ses rênes et adressa un hochement de tête aux soldats. Puis l’héritier riverain mit son cheval au pas, l’amenant loin d’eux. Il fit mine de rejoindre le sentier, et quand il fut suffisamment loin pour que ces couillons ne puissent plus l’apercevoir, il bifurqua vers la rivière. En silence, il la longea pendant de longues minutes jusqu’à un gué où il fit traverser le cours d’eau à son cheval. Si les soldats décidaient de le suivre dans un quelconque accès de stupidité, ils ne pourraient remonter sa trace.

Il regarda Château-Rosières, non loin d’eux, et hésita quelques instants.

— Ca te dirait un repas chaud, petite ? Un repas chaud et un lit pour la nuit.

Il fit accélérer son imposante monture, qui trotta sur les derniers mètres de la rivière. Parvenus sur l’autre rive, Brynden pencha un peu la tête pour voir la gamine.

— Tu pourrais te laver, avoir des vêtements propres… T’es maigrichonne. Manger te ferait du bien. Tu sais, c’que j’ai dit aux gars, là – des conneries. Personne va te juger pour un crime, t’es une p’tite sauvage mais t’as rien fait.

Il haussa les épaules et poursuivit paisiblement :

— Moi aussi, j’suis un peu un sauvage, rit-il. Mon père dit tout le temps que je suis une honte, un boulet… Il a sans doute raison. Mais bon, c’est la vie. J’te ferai pas de mal. Je te le promets, petite. Mais dis, t’as pas de langue ? Un prénom ? Rien ?

L’Ours parlait maintenant d’une voix calme, comme toujours percée d’un rire bonhomme, mais dénuée de la menace qu’il avait à l’égard des soldats juste avant. Il s’amusait de sa stature pour impressionner, il savait fort bien se défendre, mais si on lui avait laissé choisir de A à Z son destin, Brynden aurait sans doute préféré une petite vie paisible de simple bourgeois – pas de politique de merde, et peut-être même la possibilité d’acheter sa neutralité à la guerre sans se soucier de l’honneur d’un nom – une vie de rêve pour celui qui n’était pas taillé pour hériter de Corneilla.

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La gosse s’exprimait par grognements, si bien que la conversation ne ressemblait pas à grand-chose. Tant pis. L’Ours n’était pas un bien exigeant, tant que la demoiselle ne le mordait pas, tout irait bien. Il ne voulait pas finir la main en sang comme l’autre pitre de soldat. Elle répondit enfin à une question, son nom. « Pas », dit-elle.

— Hé ben ça, c’est pas un nom commun ! rit-il grassement. Moi, c’est Brynden. Mais si t’arrives pas à le prononcer tu peux dire Bryn.

Puis il mena tranquillement sa monture sur la route de Château-Rosières.

— Alors, ça te dit la vie de château pour une nuit ? Le lord Piper connaît mon père. Il dira pas non pour nous refiler une couche pour la nuit, un baquet d’eau chaude et une bonne bouffe. Mais faut que tu te tiennes bien, d’accord ?

Il sourit à la gamine, sans trop se soucier qu’elle réponde par un énième grognement. Elle savait relativement dire non, c’était déjà ça. Peut-être trop naïf, trop généreux, Brynden ferait en cela un piètre seigneur un jour : il ferait tout ce que son peuple demanderait et ruinerait sans doute sa maisonnée. Triste sort pour la pauvre Corneilla et la puissance du nom Nerbosc.