L’aube se teintait de cramoisi lorsqu’il quitta le Temple Rouge. Le cœur gonflé d’une foi inébranlable, Cregan se sentait l’âme apaisée après avoir servi son dieu. On lui confiait des tâches encore simples, du balayage des sols au rangement de documents, mais il s’en satisfaisait. Quelles qu’elles soient, ses corvées, même les plus insignifiantes et les plus basses, lui procuraient une immense satisfaction. Parce que même du bas de l’échelle de son ordre, il servait R’hllor.

Et pour Cregan, rien n’importait plus que la satisfaction de son Maître.

Il étira un peu ses épaules que les corvées avaient tendues, faisant craquer ses os et rouler ses muscles noueux. Puis passant une main contre sa nuque, il s’avança sur la Plazza. Il n’avait pas dormi cette nuit-là. Désireux de rendre fiers ses supérieurs, il faisait tout rapidement. Si les autres apprentis prenaient au moins une demi-journée à curer les sols du Temple de la Lumière, lui le faisait en deux heures. A son arrivée, on lui avait bien fait sentir qu’il était inhabituel pour un ouestrien de s’intéresser à ce culte, il fallait dire qu’il avait mauvaise réputation par-delà le Détroit.

Alors Cregan redoublait d’efforts, toujours prompt à la tâche, dans un désir de prouver sa valeur. Il était un soldat de la lumière, lui aussi, un fier fils du Rouge. Pas un pauvre pantin qui cherchait seulement un sens à sa vie : lui le savait, l’avait trouvé à sa rencontre avec le Maître de la Lumière. Et si Stannis lui avait fait miroiter qu’il était Azor Ahai, si son ancien roi avait menti, le chevalier Grandison ne lui en tenait pas rigueur : au moins avait-il pu trouver la Lumière avec lui, sans quoi il serait resté esclave des Sept, ces parodies de dieux que tous vénéraient aveuglément à Westeros.

Autour de la Plazza se réunirent bientôt des hommes de la Main Ardente. Cregan les observa avec admiration. Leurs capes orangées claquaient sous le léger vent et leurs piques au pointes ondulées menaçaient quiconque de s’approcher de leur maître : Benerro, Grand Prêtre de R’hllor de Volantis, lançait un appel à la prière. Ses mains levées devant lui, il usait de la magie dont rêvait Cregan en faisant apparaître des glyphes valyriens dans un brasier.

Cregan l’admira longuement, puis soudain piqué par un élan envieux, s’en détourna. Lui aussi voulait le faire. Lui aussi le pouvait. Il crispa un poing nerveux contre sa cuisse et retourna au temple. Il en passa les portes d’un pas vif, souhaitant trouver une tâche quelconque pour oublier l’appétit presque jaloux qui était né au creux de son ventre. Il écrasa un soupir agacé et s’arrêta auprès d’un brasier, jetant dessus un regard plein d’espoir. Il se concentra sur l’ondulation des flammes, l’ardeur qui s’en dégageait. Il tenta de lire dedans une réalité qu’ignoraient les mortels.

Et ne récolta, au final, que le silence auquel il était condamné.

Une voix de femme l’appela et Cregan cilla, détournant le regard des flammes pour observer la femme derrière lui. C’était une prêtresse accomplie, vêtue de rouge, qu’il avait croisé plusieurs fois dans le temple. Il ignorait son nom et, s’il n’avait pas été si peu gradé au sein du culte, il l’aurait rabrouée vivement. Mais l’Orageois de naissance plissa les lèvres, un peu honteux qu’on le sermonne mais agacé dans le même temps. Parce qu’il était venu ici pour servir son dieu, et qu’il avait la sensation de ne pas avancer. Son poing se crispa.

— Je sers le Maître de la Lumière, répondit-il.

Il tenta de garder son calme mais ne put empêcher à sa voix un accent agacé. Il se trompait lui-même sans peine, comme il le faisait toujours, parce qu’il était trop tempétueux pour mentir à quelqu’un d’autre que lui. Il agita lentement la tête.

— J’ai prié jour et nuit, est-il vraiment utile d’observer les tours de passe-passe de la Flamme ?

Il reposa un instant ses yeux sur les flammes du brasero. Plissant les paupières pour tenter d’y trouver une vérité quelconque. Ses lèvres s’ourlèrent de colère. Quoi qu’il fasse, et il avait beau supplier, il ne voyait rien.

— Vous savez le faire, vous ? demanda-t-il d’un ton lointain. Lire dans le feu…

Des heures pour les corvées… Ah, ça. Cregan ne put empêcher un sourire plein d’amertume de tordre ses lèvres. Une veine à son front palpita, comme toujours, tout chez lui trahissait un agacement constant. Il en avait déjà fait, des corvées – il avait combattu jusqu’au Nord pour Stannis, avait failli mourir pour lui. Puis il avait suivi Daenerys quand elle chevauchait Illumination. Puis finalement, quand il l’avait aidée à réduire en cendres la cité des péchés de Port-Réal, il s’était aperçu qu’elle n’était pas Azor Ahai. Il avait passé tant de temps à combattre, à semer la mort dans son sillage, à porter le feu partout où il allait…

Et maintenant, quand il voulait échapper aux petits tours de magie de Benerro, qui était certes un grand homme de foi et doté de pouvoirs exceptionnels, hé bien, on le lui refusait ? Cregan avait peut-être le tempérament trop dissident pour obéir à un temple. Il s’en fichait. Il servait le Maître de la Lumière comme il l’entendait. Et à ce moment, obéissant à son feu intérieur, il se sentait fort aise d’échapper à la prière de la Flamme de la Vérité.

— Je prie jour et nuit, j’accomplis plus que nul autre parmi les apprentis, protesta-t-il d’un grognement.

Il souffla puis répondit, le ton toujours abrupt et ce peu importent les circonstances :

— Je respecte la magie que maîtrise Benerro. Et je le respecte lui aussi. J’aspire à être comme lui, un jour.

Sa voix s’adoucit un peu sur la fin de sa phrase. Car oui, malgré un caractère difficile, Cregan était sincère dans sa foi. Il ne croyait pas en R’hllor par simple désir de puissance, pas comme Stannis qui s’était avéré n’être qu’un opportuniste. Mais le Chiot était fidèle à lui-même : il voulait plus. Toujours plus.

Ses sourcils s’arquèrent, impressionné par le pouvoir que cette femme détenait. Il ne vit plus alors une pauvre femme comme il en voyait tant, mais une véritable prêtresse rouge, une véritable femme de foi. Pas une de ces pestes hypocrites qu’il abhorrait. Il répondit dans un Volantain un peu hésitant.

— Je veux savoir le faire, moi aussi. J’aime le Maître de la Lumière, je l’aime au point d’avoir abandonné toute ma vie et tout ce que j’avais. J’ai combattu contre lui, j’ai combattu à côté de lui, quand la Longue Nuit est venue avec les Ténèbres comme adversaires. J’ai passé des années à être son bras armé, j’ai tout fait pour convaincre les gens de Westeros d’abandonner leurs faux dieux pour lui. Et pourtant, il ne me parle pas…

Les mots de la femme ne l’agacèrent que plus. Pourquoi vouloir courir alors qu’il apprenait encore à marcher ? Il savait marcher. Mieux encore, il marchait parmi les flammes et amenait avec lui la lumière. Il en était certain, son destin était grand, son feu intérieur puissant. Il pouvait le sentir dans son ventre et sa poitrine, ardent comme nul autre, et porteur d’une foi inégalable. Il eut un reniflement moqueur et ne se priva pas de regarder la prêtresse de son air supérieur.

— Je ne marche pas, je n’ai jamais marché. Moi, je cours. Je n’ai pas de temps à perdre.

Il était entré dans les ordres depuis peu, moins d’un an, et déjà âgé de vingt-huit ans, il savait qu’il devait se presser. La plupart des prêtres rouges entraient au service de R’hllor encore enfants, alors lui, s’il voulait lire dans les flammes et incarner la vérité du Maître de la Lumière… Il devait se presser, oui, il n’y avait pas d’autre solution.

Un bref sourire écorcha ses lèvres, maigre consolation que d’entendre que le Maître l’aimait. Ça, il le savait. Autrement il serait resté enfermé dans la foi des Sept, ceux en qui il avait cru longtemps, pendant ses jeunes années. On l’avait armé chevalier sous leur fausse lumière, celle-ci l’avait aveuglé jusqu’à ce que tout devienne ténèbres autour de lui. Puis la main du Seigneur s’était tendue vers lui, il l’avait attrapée, agrippée fermement.

Il avait trouvé le feu. Alors oui, R’hllor l’aimait, évidemment.

— J’aimerais qu’il me dise quoi faire pour qu’il soit le seul et l’unique sur terre. Je veux débarrasser ce monde des hérétiques. Les Sept, le Noyé, les anciens dieux, les Chantelunes, la Chèvre Noire, tous. Ils doivent disparaître. La lumière de R’hlloir doit baigner ce monde. Je veux qu’il me guide, qu’il me montre comment y parvenir.

Les mots, même lacérés par un volantain rudimentaire et par la hargne de sa voix, étaient sincères. Il avait tout quitté pour sa foi, ferait tout pour elle. La dernière question de la prêtresse l’agaça plus encore. Depuis combien de temps ? Déjà trop longtemps pour son esprit impatient.

— Bientôt un an, répondit-il sèchement.

Une veine agacée palpitait à son front.

Peu impressionné par les mots de la prêtresse, Cregan leva les sourcils, un brin dédaigneux. Il avait toujours été ainsi, plein de lui-même et de hauteur. La faute à son éducation délaissée et sa position au sein de la famille, sans doute, il n’était rien que le Chiot, le dernier-né de la portée. Il ne valait pas grand-chose pour une famille au nom déjà sans grand prestige. Grandison, qui pouvait prétendre connaître ce nom par-delà les terres de l’Orage ?

Il ne voulait pas être qu’un chevalier au service de son frère aîné, juste un soldat et une lame comme il l’avait été pendant des années. Lui aspirait à plus, bien plus que ça. Et ce n’était pas une femelle, toute drapée de rouge soit-elle, qui allait le faire reculer.

Il avait toujours eu le tempérament fonceur, et quand bien même il traçait un sentier sinueux et incertain, il se savait avancer sur la bonne voie. Et celle-ci était parsemée de braises et de flammèches, et s’achevait vers la sainte lueur de R’hllor. Quoi qu’elle en pense.

Elle reprit la parole, demandant son nom puis se montrant un peu plus aidante qu’avant. Peut-être avait-elle un peu raison, au fond, peut-être n’était-il pas lié aux visions des flammes ? Peut-être avait-il d’autres talents lovés entre ses paumes ou dans son cœur, mais quoi alors ? Un instant, Cregan se demanda si il pouvait accomplir l’Ultime baiser et, en échange du feu de R’hllor, ramener des morts à la vie. Devant ses yeux passèrent les frères qu’il avait perdus – Harwyn, Torrhen, Ormund, et même ses oncles et cousins. Aurait-il pu les faire revenir ?

En y songeant, ce n’est pas une quelconque culpabilité qui le traversa mais bien de la déception – et si il avait ce pouvoir et qu’il n’y avait jamais songé ? Il regarda de nouveau les flammes. Dans leur intensité lascive, sous leurs crépitements, il était certain de les entendre lui parler.

— Cregan, répondit-il enfin, après de longues secondes. Cregan Grandison. Et vous, vous devez avoir un nom également ?

Il leva sur la prêtresse un regard sombre, presque soupçonneux – il se méfiait de tous, tout le temps. Et les mots qu’elle avait prononcés, se demandant s’il désirait la puissance des flammes, le rendait plus prudent encore qu’à l’accoutumée. Qu’insinuait-elle ?

— Je ne veux que servir le Maître de la Lumière, asséna-t-il de sa voix abrupte. Rien de plus.

Henosha, un nom bien particulier que Cregan accueillit d’un hochement de tête sec. Il ne l’avait jamais entendu auparavant, alors que lui portait un nom plutôt commun du Nord – ironique quand il n’y avait jamais mis les pieds que pour combattre la Mort elle-même. Mais se rappeler à ses vieilles allégeances, ses erreurs passées et ses croyances bafouées lui était difficile. Le Maître de la Lumière, bien qu’il l’aime de toute son âme, lui avait envoyé des signaux faux et contradictoires.

Stannis n’avait été qu’une parodie de Azor Ahai. Daenerys de même. En leur nom, pour sa foi, Cregan avait combattu vaillamment, avait écrasé ses ennemis, perdu des frères et des sœurs, avait trahi son humanité pour ne devenir qu’un fléau pour ses adversaires. Il avait tué et brûlé ses ennemis, les avait écrasés dans une rage inimaginable.

Tout ça pourquoi ? Pour des erreurs ? Cette idée le hantait et c’était la raison de sa venue ici. Ici, à Volantis, peut-être R’hllor lui enverrait des signaux plus clairs. Peut-être sa flamme intérieure brillerait de plus d’incandescence et peut-être trouverait-il sa vérité. Il combattait pour des idéaux, désormais, uniquement pour un dieu et non de bêtes guerres mortelles.

Il détourna le regard pour ne plus voir la prêtresse, replonger ses yeux dans le feu. Il voulait se tenir loin de ce qu’elle disait, des vérités qui le consumaient d’un feu malhonnête.

— C’est bien le problème, grinça-t-il. Je ne comprends rien.

Il fulminait, lui de nature si nerveuse et impatiente, de ne pas savoir. Lui qui n’avait jamais été un leader mais bien un simple soldat, il n’aspirait qu’à cela : des formulations claires de son ultime commandant, que R’hllor lui ouvre une voie claire en précisant ses ordres. Et il obéirait, tout fou qu’il était de sa foi.

— Je n’y connais rien en alchimie, confirma-t-il en regardant les flammes danser plus sous la poignée d’Henosha. J’ai encore tant à apprendre et si peu de temps.

Sa voix grinçante suffisait à traduire l’impatience dont il brûlait. Il soupira entre ses dents serrées.

— Je sais que j’ai plus à faire que seulement répandre la parole de R’hllor. J’en suis certain, il y a une mission pour moi, quelque part en ce monde.

L’alchimie… L’alchimie n’était pas la magie de R’hllor, ce n’était pas un don offert par la Lumière, ce n’était qu’user de poudres et de composants créés à des fins d’illusionnisme. Il voulait R’hllor en son cœur, en son âme, dans ses paumes et ses yeux. Il voulait pouvoir porter le feu de son dieu, lui offrir le monde. Et que pouvait-il faire s’il n’était qu’un homme parmi d’autres ?

Il agita la tête, un peu tristement ou désabusé – il avait l’horrible sensation que les mots d’Henosha n’étaient que du vent : tout juste bons à alimenter des braises, rien de plus.

— Ils disent que je ne suis pas prêt à m’occuper des morts. J’aimerais le faire, j’aimerais tout faire. Je fournis des efforts énormes pour ce temple et pour ma foi. Mais ce n’est jamais suffisant pour eux.

Sa voix se fit moins dure qu’à l’accoutumée, cette fois gorgée de regrets et de dépit. Il voulait plus, toujours plus. Ne plus être que ce dernier chiot de la portée, celui qu’on moquait et qu’on ridiculisait encore et encore. Il aspirait à tout, au final, s’embraser pleinement et atteindre le summum de sa foi. Était-ce trop demandé ?

— Donc je balaye, je prie, je nettoie. J’ai l’impression qu’il n’y a que ça que je sois bon à faire.

Il grommela ces derniers mots, agacé et enragé. Pourtant Cregan se savait plus, bien plus, il travaillait si dur qu’il méritait mieux que de simples félicitations, de temps en temps, pour avoir su lustrer les dalles du temple. Mais il avait l’impression, terrible au fond de lui, qu’on ne le laisserait jamais s’embraser – peut-être car comme une flamme folle, il ne saurait se contrôler – mais de ça, il n’en avait pas conscience, voyant dans son impétuosité l’esprit enfiévré du bon croyant.

Un semblant de sourire, ombre sur ses lèvres, passa sur le visage de Cregan. C’était là sa façon de remercier la prêtresse pour son geste. Si c’était directement une supérieure qui le demandait comme assistant lors de l’accompagnement des morts, cela changeait tout. Il serait le Chiot, encore, le subalterne bien obéissant. Tant qu’il pouvait progresser dans les ordres, tant qu’il montrait plus encore sa valeur et qu’il servait plus encore R’hllor… Cela lui convenait.

— Je vous servirai avec obéissance, promit-il.

Il ne s’inclinait jamais que devant la foi, n’aurait jamais promis sa docilité à quiconque en dehors de leur culte. Son sourire se flétrit à l’arrivée d’une nouvelle prêtresse sur laquelle il jeta un regard méfiant, comme toujours sur ses gardes vis-à-vis de qui n’était pas lui.

Elle invitait Henosha à la prière, et celle-ci proposa à l’Apprenti Cregan de se joindre à elles. La mention de son rang, si bas, si ridicule, si petit – lui fit crisser les dents, mais il força un court sourire. Une légère plissure de ses lèvres, à peine perceptible, et il inclina la tête.

— C’est toujours un plaisir pour moi de prier.

Au moins était-il sincère dans ses mots : rien n’importait plus que R’hllor.