Sun comes down too fast ▾ Desmera Redwyne

La faucille trancha quelques tiges de plus dans ce petit bruit de coupe nette que Naseem appréciait particulièrement. Elle ajouta à son panier déjà débordant les quelques herbes qu'elle venait de ramasser et releva un bras sur son front pour en essuyer la sueur qui coulait. Son regard se releva vers le ciel, dénué de tout nuage, puis s'abaissa vers l'horizon, perdu quelque part derrière les remparts. Pendant quelques secondes son estomac se tordit dans son ventre, boule désagréable d'angoisse à l'idée de voir apparaître au loin les voiles de sa famille. Mais ses parents prendraient-ils seulement le risque d'afficher leurs couleurs ? Ou joueraient-ils la carte de la discrétion ? La jeune femme posa son panier et se redressa pour approcher du muret, décrochant son regard sur la mer avec inquiétude. Des voiles blanches, d'autres colorées, le reste avec les armoiries de la capitale, mais aucun scorpion à l'horizon. Pas une seule tâche rouge menaçante. Et pourtant, ils n'étaient pas si loin. Parfois par temps très clair comme celui-ci Naseem avait l'impression de pouvoir toucher la côte dornienne des yeux, comme un point très flou de l'autre côté de la mer. Son regard se posa sur la faucille qu'elle tenait toujours, puis elle tendit son doigt entaillé de plusieurs cicatrices pour l'observer à son tour, l'envie pressente d'y apposer une nouvelle marque. Nerveuse, son pied tapotait le sol dans une réflexion qui n'en finissait plus. Elle avait peur, un jour, d'avoir écoulé tout son pouvoir, de l'avoir trop utilisé, et qu'il soit trop tard pour faire marche arrière. Pourtant rien jusqu'à maintenant n'avait montré une quelconque limite à ses visions, seules ses interrogations incessantes créaient de fausses barrières. Elle laissa retomber sa main en soupirant. La paranoïa ne devait pas prendre le contrôle de sa vie. Un bruit de pas léger lui fit tourner la tête et, enfin, son coeur se délesta d'un poids en voyant Desmera. « Lady Redwyne. » Un mouvement poli de la tête en guise de salutation et elle posa la faucille sur le muret, éliminant de suite toute menace potentielle pour son hôte. Elle essuya ses mains sur sa robe de travail et les rangea dans son dos. « Que puis-je pour vous ?  »

Naseem. Les formes qui allaient avec son rang avaient disparu lorsqu'elle avait décidé de prendre la fuite. Avec le temps, elle s'y était faite, mais quelque chose en elle ne pouvait s'empêcher de repenser à tout ce que les personnes rencontrées lors de son périple n'auraient jamais osé dire ou faire si ils avaient su. Bien sûr, si certains porcs avaient écopé de son regard méprisant et qu'elle aurait crevé d'envie de leur dire de plier le genou devant elle, il n'en était rien pour Desmera. Sous le soleil du bord de mer, la chevelure rousse de la lady brillait de mille éclats et ses yeux auraient invité n'importe qui à venir se noyer dans leur bleu hypnotique. Une enveloppe radieuse pour cette femme en qui Naseem devrait probablement une dette éternelle. « Mon humeur n'est jamais aussi bonne que lorsque j'ai les mains dans la terre. » Des moments de quiétude qu'elle chérissait plus que tout dans une période où l'inquiétude la rongeait jour et nuit. Lorsqu'elle avait les mains dans les plantes, qu'elle pensait aux propriété bénéfiques ou mortelles, parfois juste esthétiques, de ce qu'elle effleurait du bout des doigts, plus rien ne comptait. L'idée germait d'en faire son fond de commerce durant son périple. Les pierres précieuses et les pièces qu'elle avait prises lors de sa fugue n'allaient pas durer éternellement et elle devait penser à un moyen de se nourrir et de se loger plus efficacement qu'en refourguant des bijoux bien trop chers qui permettraient à n'importe quel espion pas trop con de la retrouver. « J'en ai fait l'une de mes spécialités, effectivement. » Entre autres drogues et poisons, connaître les antidotes aux maux les plus courants n'était pas de trop. « De quoi avez-vous besoin ? Votre jardin n'est pas très fourni, si je puis me permettre, alors je ne vous promets pas de pouvoir vous concocter grand chose, mais je ferai de mon mieux. » Personne ne lui avait demandé de changer quoi que ce soit dans les plants de fleurs, aussi elle s'était contentée de les entretenir sans proposer quoi que ce soit. Ce n'était pas son travail de penser à ce dont ils pourraient avoir besoin.

S'il y avait bien un énième avantage non négligeable, autre que ceux de pouvoir soigner, tuer ou torturer, à connaître les plantes, c'était de pouvoir concocter ses propres soins pour les cheveux et la peau. Un luxe que Naseem ne pouvait pas s'offrir durant sa fuite mais dont elle profitait tant qu'elle était en sécurité, ici, à la Treille. Elle savait qu'à un moment ou un autre elle allait devoir partir, abandonner un train de vie déjà diminué par rapport à ce dont elle avait l'habitude, mais rien au monde ne saurait être plus luxueux que sa liberté. A tout moment elle pouvait se blesser d'une infection et mourir, croiser le chemin d'un être malveillant et mourir, se faire attaquer par un animal et mourir. Et alors ?

Ils étaient rares, les sourires qui s'affichaient sur le visage de la dornienne, mais à la révélation on ne peut plus vraie de Desmera elle ne put retenir celui qui s'affichait au coin de ses lèvres. Ce sourire lui donnait la plupart du temps un petit air malicieux, presque insolent, et cette fois ne faisait pas exception. Cependant, elle ne pouvait que saluer la prise de conscience de la jolie rousse. Elle manquait de plantes médicinales et c'était dramatique que personne n'ait jamais pensé à en fournir à cette famille noble. Silencieusement, elle la suivit à travers les jardins, jusqu'à cette fameuse limite qu'elle n'avait pu traverser. On le lui avait formellement interdit lorsqu'elle était arrivée et, plus soucieuse de garder sa planque que de satisfaire sa curiosité sur un bout de jardin privé, elle avait respecté cette règle. Alors lorsqu'elle passa entre les deux gardes, elle ne manqua pas de capter leur regard quelques secondes suffisamment longues pour qu'ils se souviennent de son visage, parce qu'elle devinait parfaitement que cette fois était la première d'une longue série.

Les traits adoucis, le regard brillant, Naseem dévorait des yeux chaque fleur qu'elle voyait, les couleurs éclatantes, les courbes gracieuses des tiges, l'épanouissement des feuilles, la teinte vibrante de la terre. Elle était au paradis. « Je peux essayer. » finit-elle par dire en lâchant enfin ce décor mirifique du regard. Elle estima quelques espaces qu'elle pourrait travailler tout en laissant de quoi se promener entre les parcelles déjà en place et se tourna vers Desmera. « Les plantes plus rares auront besoin de serres. Pour cela, j'aurai besoin de pics en bois et de quelques tissus imperméables au vent et à la pluie, pour les protéger au mieux. Pour le reste... Cela ne devrait pas être trop difficile. Je mettrai en place quelques croquis de ce que vous trouverez dans ces parcelles et, si vous m'accordez des pages reliées et de l'encre, je pourrai même vous inscrire leurs propriétés et l'entretien dont ils ont besoin. » Elle n'avait jamais évoqué la possibilité de partir auprès de la Redwyne, mais de ce que Naseem avait pu voir, cette dernière était loin d'être stupide. Elle devait sûrement se douter qu'une étrangère pareille arrivée du jour au lendemain, connaissant les plantes, la lecture et l'arithmétique, n'était pas juste une catin en reconversion. « Je peux consacrer une parcelle aux maux les plus courants, et pour le reste, ce qui est moins... traditionnel, dites moi ce qui vous intéresse et vous aurez son complément antidotique. »

« Bien sûr. Vos jardiniers ont fait un travail remarquable. Cet endroit inspire sérénité et vie. » Un paradis pour quiconque appréciait travailler la terre, un havre de paix pour quiconque avait envie d'y oublier le temps qui passait. Et dans la tête de Naseem, avec la serre qu'elle imaginait, tout était possible. « Tout dépendra des moyens que vous mettrez dans la serre en question. Elle peut être ornée et drapée de matériaux qui se fondent dans le décor. » Tournant lentement sur elle-même, elle s'arrêta finalement pour tendre le bras vers un coin du jardin. « Imaginez juste, rangée dans ce coin, elle passerait presque inaperçue et ne ferait aucune ombre aux parcelles libres. Par exemple... » Elle rabaissa ses bras, semblant complètement se foutre de la curiosité de la dame à son égard. « Mes parents savaient lire et ont jugé utile de m'apprendre. » Et ce n'était même pas un mensonge. Faisait voler en éclat ce questionnement comme si ce n'était rien, elle finit par s'avancer dans le coin dont elle parlait un peu plus tôt. « Vous auriez peut-être une dizaine de plants, mais ce serait suffisant. J'en parlerai au mestre. » Elle se tourna à nouveau vers la dame, le visage toujours dépourvu de sourire mais les yeux brillants d'excitation. « J'ai hâte d'échanger à ce sujet avec lui. Vous savez, pour ce genre d'utilisation il n'est nul besoin d'engager une quantité astronomique. Bien préparées, les concoctions en tout genre n'ont besoin que de quelques gouttes pour être efficaces. De plus, si je réussis réellement à entretenir les plantes les plus rares, chaque extraction sera onéreuse, vous n'aurez pas envie d'en gâcher. » précisa-t-elle. Et si dans sa tête une estimation du coût de l'entreprise ainsi que celle épargnée par les achats commençait à se dessiner, tout cela restait flou. « Je vous calculerai précisément le budget engagé avant d'entamer quoi que ce soit. » Soudain, son regard se planta dans celui de Desmera avec une expression un peu moins emballée. « Y a-t-il quelque chose pour que vous ressentiez soudainement ce besoin d'autosuffisance... ? »

Complètement absorbée par la beauté du jardin, Naseem avait complètement loupé ce détail pourtant crucial du kiosque. Maintenant que Desmera en parlait, la dornienne fronça légèrement les sourcils et plissa les yeux, essayant d'ajuster sa mauvaise vue sur ces petites choses discrètes qui pendaient des branches et qu'elle percevait maintenant qu'elle connaissait leur existence. « Je comprends. » Des idées germaient déjà dans son esprit, qu'elle devait poser par croquis, discuter avec les jardiniers, elle n'allait pas révolutionner ce qui était déjà en place, clairement, mais un peu de nouveauté ne faisait jamais de mal. Il ne s'agissait pour l'instant que d'esquisses d'idées de toute façon et elle ne comptait pas rester assez longtemps pour voir toute l'évolution des jardins. Elle n'en aurait pas le temps, elle le savait. Elle était encore trop proche de chez elle pour se reposer sur ses lauriers, ses parents allaient forcément ratisser autour de Dorne une fois qu'ils auraient fait le tour des villes environnantes du Grès et la Treille était l'île la plus proche. Elle n'avait ni envie de se faire choper, ni envie de mettre les Redwyne dans l'embarras.

« Avec un jardin de cette taille, je ne vous conseille pas la distribution des plantes rares en dehors de vos murs. Déjà parce que vous n'aurez pas la place nécessaire à ce genre de production, pas ici du moins, et parce que vous allez dépenser une fortune en entretien. Faire plus que le strict minimum vous demandera d'engager plus de jardiniers, de financier plus de matériel, de prendre plus de place... Vous dénaturerez fatalement ce que vous vouliez conserver. » Naseem enjamba la même branche que Desmera, suivant son regard qu'elle rabaissa assez rapidement vers elle, ne pouvant visualiser ce à quoi elle pensait. « Est-ce indiscret si je vous demande de quoi vous avez peur ? Cela me permettrait également de mieux cibler les plantes que je pourrais vous conseiller... Ainsi que de soulager peut-être votre esprit ? Parfois, exprimer les choses suffit à les apaiser un peu. » Les avis extérieurs pouvaient être aussi indélicates que rafraichissantes, c'était quitte ou double. « Je n'y toucherai pas, vous avez ma parole. »

Voilà plusieurs jours que Naseem errait dans les jardins des Redwyne, entre les murs de leur château, qu'elle échangeait rires et conversations avec leurs serviteurs, et à aucun moment elle ne s'était réellement intéressée aux nobles en place. Elle avait bien vu passer quelques membres de la famille mais ne s'en était jamais approchée. Sa connaissance des bieffois était réduite au stricte minimum, bien que ceux chez qui elle se cachait aujourd'hui étaient les plus proches, mais dans sa tête d'enfant recluse toutes les familles ressemblaient à la sienne. Elle avait bien vu pourtant, quand Oberyn était pupille chez elle, que ce n'était pas le cas, mais encore petite et insouciante elle avait plutôt enregistré le côté pernicieux des méthodes nobles. Elle ne s'attendait pas forcément à trouver agréable une conversation avec Desmera et elle se surprenait à se sentir à l'aise, en sécurité. La bienveillance et la prévenance dont faisait preuve la jolie rousse laissait à Naseem le répit dont elle avait besoin le temps de réfléchir à un plan stable et tangible pour poursuivre son aventure. « Cela n'a rien de stupide. La plupart des gens n'a pas idée du pouvoir des plantes. Vous ne sauverez personne avec du romarin, en revanche il apaisera vos maux de têtes, vos problèmes de digestion et vos rhumatismes, et combiné à d'autres plantes en quantité adéquate il est également très utile contre la gale... On ne se doute jamais de toutes les propriétés des plantes les plus simples. Ce n'est pas stupide. » insista-t-elle. Loin d'elle l'idée de toucher à ce qu'elle ne voulait pas, ce n'était pas dans ses plans, ça ne la regardait pas, elle n'avait aucune raison d'insister. « Au contraire, je vous trouve prévoyante. Je ferai au mieux pour vous apporter les plantes qui pallieront aux maux les plus courants. » Un bref coup d'oeil vers l'orientation du soleil et elle reposa les yeux sur Desmera avec un sourire poli. « Je vous prie de m'excuser lady Desmera mais j'ai du travail à finir. Je vous ferai porter les premiers plans des jardins et le budget estimé aussi vite que possible. » Elle inclina poliment la tête et s'éclipsa, retournant finir ses plants afin de pouvoir manger à l'heure. Elle crevait de faim.