Tytos Fléaufort

Troisième fils, Tytos vit une enfance relativement simple, insouciante, suffisamment éloignée de l’ordre de succession pour s’épanouir loin de l’œil scrutateur du géniteur, suffisamment proche que pour ne manquer de rien. Il est ordinairement espiègle, sérieux assez dans ses études, prêtant une oreille attentive aux palabres de ses précepteurs, modérément pieux, rival un peu avec ses frères, assez pour l’amener à l’émulation de l’aîné, Robar, sans que cela n’empoisonne la fratrie. Des années douces, donc, bien que profondément médiocres, et la soie qui tisse ces jours ne lui permet toutefois pas d’ignorer ce goût de trop peu, cette curiosité profonde, presque obsédante, qu’il a pour l’inconnu, les contrées éloignées, la soif dont il est transpercé, très jeune, d’explorer, de mériter, de combattre ; l’oisiveté de la noblesse, vraiment, ne lui sied pas.
L’âge dû atteint, le Fléaufort est envoyé à Port-Lannis en qualité d’écuyer. Au sein de ce port grouillant, il lui est permis de frayer avec des chalands venus de lointaines contrées, d’explorer, de baragouiner et de s’affirmer ; déjà, les germes sont là, il se rêve négociant, capitaine aux armes ou mercenaire en Essos. Des rêves d’éphèbe, bien entendu, beuglés sur les quais de Port-Lannis, l’une de ses premières chopes à la main. Il coule des jours égaux jusqu’à recevoir ses éperons puis, bientôt, les tambours de la guerre grondent, ce que les Mestres appelleront la rébellion de Robert. Aux yeux du vert chevalier, c’est une vaste farce, un pantomime, car l’Ouest ne se positionne qu’une fois la guerre presque conclue ; le sac de Port-Réal le laisse déçu. Certes, l’on massacre joyeusement des hères, l’on sévit furieusement mais il n’y a rien de triomphal à embrocher des gueux, l’ambroisie de la gloriole l’élude.
Tytos a la prescience qu’une fois la paix déclarée, celle-ci durerait, en quoi il n’erre pas, si l’on fait fi de la rébellion Greyjoy, et conclut que sa destinée ne sera pas écrite en Westeros. Au retour de la Capitale, après avoir assisté à l’avènement de l’ère nouvelle, il s’embarque à la fauvette sur un bateau, mettant le cap sur Essos. Seul Robar est là pour lui faire ses adieux ; il ne comprend guère la volonté de son frère benjamin de troquer une existence cossue contre celle austère du soudard, mais il fait mine de respecter, et c’est assez pour Tytos, qui étreint son aîné pour la dernière fois. C’est fait sans réelle effusion, les yeux secs, mais avec une nostalgie certaine des garçons, des frères, qu’ils ne seraient plus jamais.
La transition, naturellement, est rude et le Fléaufort doit, pour subsister, d’abord s’enrôler comme garde du corps d’un maquereau et marchand de verre de Lys, duquel il détient, encore à ce jour, un cynisme infrangible. Ce n’est que deux ans plus tard que Tytos parvient à se faire une place dans les rangs montés de la Compagnie du Chat. Une existence calamiteuse, où l’on gagne son pain en égorgeant son prochain, où un lendemain n’est jamais promis, perpétuellement harassé par la fatigue, la faim, la mort ; ironiquement, c’est ainsi qu’il se sent le plus vivant, le plus à sa place. Le revers de la médaille a bien entendu son prix ; les ennemis sont éternels, les amis éphémères. S’il ne perd jamais son sourire désinvolte, le chevalier le sent souvent cailler sur ses lèvres lorsque l’issue est incertaine. La peur s’érige en maîtresse, en primat, au même titre que la violence. Ça s’émaille sur une décennie, et il se rend compte qu’on se lasse de tout, les sièges et les marches forcées en premier lieu, mais les fulgurances d’adrénaline le conservent.
Tytos est pour la première fois rattrapé par le monde qu’il a laissé derrière, sur la fin du siècle, par une lettre de Robar, qui lui apprend coup sur coup le décès du frère puîné, emporté par une maladie, et les fiançailles de l’aîné, avec la maison Farman. L’héritier a l’air satisfait assez de la tournure des choses, fait part du souhait paternel que Tytos s’en retourne à Fléaufort, maintenant que l’arbre ne porte plus que trois bourgeons, mais les volontés du géniteur, par delà les vagues, ne sont plus que murmures. Tandis que Westeros s’embrase, la Baie des Serfs ne met que quelques mois supplémentaires à embrayer le pas, et c’est dans une vulgaire venelle d’Astapor que Tytos se fait véritablement briser, réchappe de peu. Il est confronté à la réalité de son corps vieillissant, de l’effet cumulé des affres qu’il a traversées. C’est une dernière lettre qui porte l’estocade : Robar, son aîné, a payé le prix ultime en hissant les bannières Fléaufort, défait devant les remparts de Vivesaigues sur un reflux surpris du Jeune Loup. C’est une missive écrite avec le ton péremptoire d’un père qui a vu deux fils mourir, du père qui est certain de voir la ruine de sa maison sous la férule du fils prodigue, qui n’a plus la force de combattre la force des choses. Tytos a tôt fait de s’improviser une profonde piété filiale même si la vérité n’est que trop douloureuse ; il est passé, brisé, en quête d’une noble échappatoire, qu’il trouve entre les lignes d’un père qu’il a abandonné.
La mémoire est étrange, a jugé le corniaud à son retour ; il lui est impossible d’invoquer le visage des frères qu’il a aimés, mais si aisé d’en appeler au souvenir du père qui l’a vu naître : dur, incoercible, vigoureux. Quel vif contraste avec l’épave qu’on lui donne à voir, la carcasse d’un homme qui s’est investi sans compter, avec pour seule bénédiction le linceul de ses fils chéris. Quenten s’est éteint avec la guerre ; aboyant çà et là quelques mesures à son dernier rejeton, sans se donner la peine de croire à leur exaucement. Une seule maxime péremptoire et psalmodiée : les Lannister ne doivent plus être.